MES ARTICLES
De mes vingt-cinq années de journalisme, notamment comme rédactrice en chef de Psychologies magazine, j’ai conservé le goût de l’écriture et du partage. Retrouvez quelques articles que j’ai écrits pour différents magazines.
PEUT-ON TOUT PARDONNER ?
Pardonner ne signifie pas oublier. Au contraire, il est essentiel de se souvenir pour donner de la valeur à ce geste. Le pardon peut nous délivrer d’un passé douloureux, à condition que l’on soit prêt à faire ce chemin. Quitte à ne pas y parvenir.
En observant de près cette question de pardon, il me revient en mémoire les visages de certaines personnes, poussant la porte de mon cabinet. Elles arrivent, s’assoient et préviennent très vite : « J’ai vécu des traumatismes mais je ne souhaite pas en reparler, j’ai fait des rituels des pardons et je suis passé à autre chose ». Ce genre de phrase m’écorche toujours un peu intérieurement et j’en viens à redouter cette notion de pardon, posée là, comme ça. Comme si le pardon signait l’oubli, comme s’il était l’unique objet d’une volonté, comme s’il n’était pas l’achèvement d’un processus émotionnel long et complexe. Nous naviguons aujourd’hui entre deux injonctions opposées. Celle du développement personnel qui préconise que seule la clémence libère. Et celle des philosophes qui assurent que le vrai pardon, sincère et authentique, est impossible. Nous oscillons donc entre deux extrêmes : tout peut être pardonné, ce qui entraîne culpabilité et honte lorsque nous n’y arrivons pas ; rien ne l’est, ce qui nourrit rancœur, ruminations et haine.
Si l’on s’en tient à sa stricte définition, le pardon serait « l’action de tenir pour non avenue une faute, une offense, de ne pas en tenir rigueur au coupable et de ne pas lui en garder de ressentiment ». Bref, un mot simple qu’il convient d’adresser à l’ami dont nous avons oublié l’anniversaire, à la personne que nous avons bousculée dans la rue ou, à cet autre auquel nous avons dit, un peu rudement, ce qu’il nous inspirait. Mais comment tenir pour « non avenue » une trahison, un acte délibérément agressif, une violence ? Comment « ne pas tenir rigueur » à celui qui nous a blessé, traumatisé, meurtri et dont l’acte ne cesse d’avoir des répercussions physiques, émotionnelles et psychologiques sur notre vie ? Si l’on regarde du côté des religions, la règle est immuable : seule la divinité peut pardonner. Le jour de Yom Kippour, le grand Pardon, les juifs demandent à Yahvé d’effacer les fautes commises. Dans la religion catholique, Dieu absout le pêcheur par l’intermédiaire de la confession. C’est d’ailleurs cette relation au divin s’opposant à la raison, qui a longtemps horripilé les philosophes, tel Kant qui voyait dans le pardon une « molle indulgence ».
Pour Vladimir Jankélévitch, le philosophe du pardon, « pardonner est un effort sans cesse à recommencer, et personne ne s’étonnera si nous disons que l’épreuve est dans certains cas à la limite de nos forces ». Pour lui, « le vrai pardon est un don gracieux de l’offensé à l’offenseur ». Il intervient donc dans le cadre d’une relation précise, à un moment donné dans notre histoire et sans qu’il soit question d’une contrepartie, même inconsciente. Conclusion du philosophe : « Il est bien possible qu’un pardon pur de toute arrière-pensée n’ait jamais été accordé ici-bas, qu’une dose infinitésimale de rancune subsiste dans la rémission de toute offense ». Une définition d’une telle radicalité exclut, de fait, toutes les formes qui s’approcheraient d’un pardon « de guerre lasse », celui dicté par l’usure du temps qui passe, un pardon qui signifierait dangereusement l’oubli de la blessure. Elle bannit également tous les pardons généraux qui ne s’adressent pas directement à l’offenseur. Pardonner à « tous ceux qui nous ont offensés » comme le préconise la religion catholique n’a pas de sens. À qui pardonnons-nous et pour quel acte ? Cette définition refuse enfin l’intellectualisation où l’on cherche à comprendre les raisons de l’offenseur, ce qui, pour Jankélévitch, n’est pas très loin de justifier le mal.
Les psys rejoignent parfois les philosophes et regardent avec suspicion l’idée même du pardon qui brouille les dimensions inconscientes de la relation. Pourtant un certain nombre d’entre eux considèrent qu’un travail de pardon, au même titre qu’un travail de deuil, peut être mené et engendrer un parcours de guérison. Car il est une chose que le pardon ne peut réussir : faire en sorte que ce qui a été ne l’ait pas été. Mais il en est une autre qu’un travail sur le pardon peut obtenir : faire en sorte que ce qui a été cesse d’avoir des répercussions dramatiques sur notre vie. Sur ce chemin-là, les étapes sont importantes et aucune ne peut être évitée.
D’abord revisiter la souffrance. Pour panser la plaie, il va falloir retourner vers la blessure, accepter le risque de la revivre et poser les mots justes sur nos émotions. C’est sortir des phrases toutes faites telles que : « il y a pire », « on ne va pas toujours se plaindre », « après tout il n’y a pas eu mort d’homme ». Ou pire : « je refuse d’être une victime ». Pour pouvoir pardonner, il faut se reconnaître victime, admettre la souffrance et nommer le responsable. Pour cela, il faut donc être prêt à ressentir, à nouveau, la colère, le désespoir ou la haine. Si nous ne les exprimons pas à l’encontre de notre bourreau, ces pulsions naturelles de destruction se retourneront contre nous. Il est aussi essentiel de comprendre les parts de nous qui ont été blessées. S’agit-il de nos valeurs, de nos engagements, de notre réputation, de notre intégrité physique ? Pardonner sans avoir entendu ces ressentis enfouis ou, pire, les nier, revient à se mentir.
La première étape va permettre d’aborder plus sereinement la deuxième : celle qui consiste à sortir de la culpabilité. Se reconnaître victime c’est rendre à l’autre la responsabilité de son acte. C’est accepter que, dans certains espaces, nous sommes fragiles, faillibles, vulnérables. Et qu’il n’y ni honte, ni faute. C’est sortir de la litanie des « si j’avais pu, si j’avais su, si j’avais dit » … pour nous rendre cette juste place d’enfant blessé, de conjoint trahi, de salarié harcelé. Sortir de la culpabilité c’est également accepter ce qui s’est passé et pouvoir aborder la troisième étape : celle de la relation. Jankélévitch l’a précisé : le vrai pardon s’accorde à quelqu’un de précis, quelqu’un avec lequel nous sommes en lien. « Pardonner ne signifie pas ignorer ce qui a été fait contre nous. Il signifie que cet acte cesse d’être un obstacle à notre relation », disait pour sa part le pasteur Martin Luther King. Cet autre auquel on envisage de pardonner qui est-il ? Un groupe ou un individu, absent ou présent, vivant ou mort, comment ses actes pèsent-il encore sur notre vie ? Et qu’espérons-nous de lui à travers notre pardon ? Espérer réparation, changement ou excuses est une illusion qui entretient l’attente et nous soumet, de nouveau, au bon vouloir de notre offenseur. Le pardon ne peut servir qu’un maître : notre paix intérieure.
On mesure combien le temps est nécessaire pour visiter notre désir ou notre besoin de pardonner, pour qu’il s’accomplisse au mieux, sans être ni de la clémence, ni de la compréhension, ni de l’oubli. Et puis, parfois, à l’issue de ce travail d’introspection, on peut également se rendre compte, sans se sentir coupable, que ce n’est pas possible. Nous aimerions être capable de pardonner mais c’est au-dessus de nos forces. Lorsque tout le travail de conscientisation a été fait, nous avons le droit de décider que nous ne voulons pas pardonner. Il existe des blessures imprescriptibles, inexcusables et personne n’a le droit de juger de la nôtre. Une fratrie d’enfants maltraités verra naître autant d’adultes différents ; certains pardonneront, d’autre pas. Il y a autant de pardons que de victimes et autant de choix individuels. Rien ne réparera la violence subie mais chacun trouvera son propre chemin pour sortir de la lutte et de la rancœur. Le pardon reste un grand mystère. L’important est de se libérer soi-même. L’important est de se pardonner à soi-même.
Psychologies magazine, avril 2023
COMMENT ACCEPTER LA FRUSTRATION ?
Enfant ou adulte, nous avons tous des difficultés à supporter la frustration, cette émotion qui surgit lorsque l’un de nos besoins n’est pas satisfait sur l’instant. C’est pourtant un bel espace de travail sur l’apprentissage des limites et de l’impuissance.
À nos tout débuts, c’était facile. Nous avions faim, nous étions nourris ; nous avions froid, nous étions couverts ; nous avions sommeil, nous étions couchés ; et surtout, quoi que nous éprouvions, quelqu’un était là pour nous rassurer, nous consoler, nous cajoler. Nous avons tous été bébé et nous avons tous vécu avec cette illusion que le reste du monde était à notre disposition. Par la suite, nous avons tous appris, parfois durement, que cela ne durait pas. Il nous a fallu admettre que l’autre existait, qu’il n’était pas à notre entière disposition ; que nos désirs étaient limités et la réalisation de nos besoins parfois différée ; que les choses prévues ne se dérouleraient pas toujours tel que nous les avions envisagées. Bref, nous avons appris la frustration. Plus ou moins bien, plus ou moins facilement.
Pour la psychanalyse, la frustration naît de la confrontation entre le principe de plaisir lié à la satisfaction de nos besoins et le principe de réalité qui n’y obéit pas de la façon que nous aurions voulue. Comme le dit joliment le psychanalyste Claude Leguen : « la frustration est une preuve et une épreuve : la preuve de la réalité en tant que source d’insatisfaction et l’épreuve de devoir s’en accommoder ». S’accommoder de quoi ? De nos propres limites, de la différence de l’autre, des insatisfactions inhérentes à la vie. Un mail qui n’arrive pas, un collègue qui tarde à nous répondre, un logiciel qui plante en plein téléchargement, une vis qui ne rentre pas dans le bon trou du meuble que vous êtes en train de monter, un méchant virus qui vous prive d’une soirée attendue… toutes ces choses qui nous résistent et qui nous narguent, nous apportant la preuve que nous ne contrôlons pas autant que nous l’aimerions nos capacités, ceux qui nous entourent et le monde en général. Ce sentiment peut entraîner déception, insatisfaction, tristesse voire colère. Pourtant, sans frustration, nous serions en permanence dans la pure pulsion : j’y ai droit parce que je le veux. Inutile de dire qu’à ce rythme, les homos-sapiens ne seraient sortis de leurs cavernes que pour s’entre-massacrer. La civilisation consiste justement à apprendre à gérer sa pulsion, et à la socialiser, selon les normes de la société dans laquelle on grandit.
Faire disparaître la frustration de nos vies représente donc une illusion absolue. Mais il est plus agréable de la vivre en la traversant comme un inconfort plutôt qu’un drame. Comment ? En diminuant nos niveaux d’attente et en admettant nos limites, notamment celle de ne pas pouvoir tout contrôler. C’est ce que nous pouvons faire pour nous et, surtout, c’est ce que nous pouvons enseigner aux enfants. Ceux-ci, on l’a vu, sont persuadés que le monde doit s’adapter à leurs besoins comme il le faisait lorsqu’ils étaient bébés et que tout était organisé autour d’eux et pour eux. En grandissant, s’ils n’apprennent pas à se confronter à la réalité, la moindre opposition à leur désir représente une blessure de déception permanente été une source de colère. Mais pour pouvoir l’offrir à un enfant, il convient d’avoir soi-même conscience de sa propre résistance à la frustration. Or, nous vivons dans une société de consommation qui ne s’y prête guère. Une envie de nan au fromage à minuit ? Hop, tel service de livraison de restauration rapide est à notre disposition dans l’instant. Le désir de lire tel roman, d’acheter tel objet, de voir tel film ? Le monde entier n’attend qu’un clic d’ordinateur pour exaucer notre vœu. Attendre la semaine prochaine pour pouvoir regarder deux épisodes de ma série préférée alors que je peux tout binge-watcher en une nuit ? Vous plaisantez…
La bonne nouvelle c’est qu’il ne tient qu’à nous de nous dégager du cercle de la frustration. Parce qu’il ne parle que de notre propre rapport au monde et de notre illusion de pouvoir le contrôler. Comme toutes les émotions, la frustration peut être canalisée, de sorte qu’elle ne nous conduise pas à y réagir de manière trop intense et à nous confronter, sans tempête émotionnelle, aux limitations auxquelles nous sommes soumis chaque jour. Subir une situation frustrante n’équivaut ni à un échec, ni à une remise en cause de nos talents. Cette tolérance fait partie d’un apprentissage permanent qui se met en place dès l’enfance. Oui, la pluie est en train de ruiner ce magnifique projet de pique-nique. On peut choisir de se lamenter toute la journée ou de ruminer sa colère contre la météo. Ou on peut choisir d’improviser. Cet exemple est certes trivial. Il n’en reste pas moins que l’acceptation est également un formidable outil de résilience dans des conditions de vie douloureuses, des situations de frustration plus existentielles. Nous pouvons choisir de rester en colère contre la vie qui nous impose la maladie, le chômage, le handicap, le célibat, le deuil… Ou choisir de « faire avec » en laissant pas l’amertume s’installer.
Cette notion de choix, non pas des frustrations que la vie nous impose mais de la façon dont nous pouvons les vivre, appartient au champ de notre responsabilité. Il existe une grande différence entre la frustration et la privation. La première s’impose, elle est subie : c’est une émotion qui surgit avant même qu’on puisse en penser la cause. En revanche, la privation peut être pensée et acceptée, résultant d’un choix que je fais consciemment. Si nous nous privons de voyages à l’autre bout du monde parce que nos convictions écologiques nous interdisent de trop utiliser l’avion, nous ne sommes pas dans la frustration. Nous pouvons ressentir des regrets, de la nostalgie d’avant, voire de la tristesse. Mais si nous nous positionnons dans la responsabilité de notre choix, si cette privation tient du renoncement, nous ne sommes plus dans la frustration insupportable. Cette notion de responsabilité permet également de remettre de l’Autre. Si nous jugeons que l’obligation de porter un masque dans l’espace public est une attente à notre liberté individuelle, nous sommes dans la frustration. Si nous considérons qu’il en va aussi de notre responsabilité envers les autres, nous sommes dans le choix d’une privation, choisie et momentanée, d’un espace de ma liberté.
Changer de regard sur la frustration contribue également à une diminution de notre stress. Rien ne nous oblige à l’impulsivité, à l’immédiateté ou à nous ruer sur nos téléphones, dit intelligents, pour vérifier telle information, répondre à tel sms, gagner telle partie d’un jeu. Nous avons le choix de la lenteur, de la patience ou du refus. Et nous conservons la possibilité de déterminer nos priorités. Voulons-nous être soumis à l’intensité de notre émotion et rester figé sur ce que nous ne pouvons pas obtenir ? Ou préférons-nous regarder les choses différemment, quitte à accepter notre impuissance ?
(in Psychologies magazine, mars 2023)
PEUT-ON ÊTRE HEUREUX SANS ENFANT ?
Qu’on revendique le choix de ne pas en avoir ou que la vie nous l’impose, une vie sans enfant peut-être une vie heureuse et épanouie. À condition de ne pas rester dans le deuil du renoncement.
Attention, ce chiffre peut surprendre : selon un récent sondage, une femme sur trois en âge de procréer (18-49 ans) ne veut pas d’enfant. Un saut substantiel pour une mesure qui, depuis trente ans, stagnait très régulièrement autour de 5%. Aujourd’hui, 34% des interrogées, tous âges confondus, estiment que la maternité n’est pas nécessaire au bonheur d’une femme, contre 12% en 2000. Dans le duo de tête des raisons invoquées pour ne pas être mère viennent les inquiétudes écologiques (81%) et, plus encore, l’envie d’un épanouissement personnel (91%). Par ailleurs, dans l’une des réponses suivantes du sondage 51% des mères d’enfants de moins de trois ans déclarent « regretter la vie qu’elles avaient avant ». Ce changement de regard sur la maternité constitue un véritable bouleversement historique.
« Peut-on être heureux sans enfant ? ». Pendant des siècles, personne n’aurait eu l’idée de poser la question. L’enfant n’avait pas vocation à rendre heureux ses parents. D’abord parce que sa conception n’était pas un choix. Ensuite parce que le rôle qui lui était dévolu était inscrit dans son patrimoine social : riche, il se devait de tenir le rang familial et faire prospérer le nom ; pauvre, s’il ne mourait pas en bas âge, il viendrait contribuer à la survie de la famille puis à l’entretien de ses parents vieillissants. Le bonheur n’était permis que de surcroît. On plaignait ceux qui ne pouvaient avoir d’enfant, évoquant une malédiction, parfois divine. Et on considérait comme des égoïstes, les peu nombreux qui osaient affirmer ne pas en vouloir. Au XIXème siècle, temps de l’essor industriel, le capitalisme comprit qu’une démographie en croissance représentait un avantage pour une nation. L’enfant devint alors un enjeu et la maternité, le chemin de l’accomplissement parfait.
Puis arrivèrent des femmes qui s’interrogèrent sur la réalité du désir d’enfant. Simone de Beauvoir, qui n’en voulait pas, qui n’en eût pas, posa sur la notion de maternité celle de « destin biologique ». Dans Le Deuxième sexe, en 1949, elle écrivait : « Engendrer, allaiter ne sont pas des activités, ce sont des fonctions naturelles ; aucun projet n’y est engagé ; c’est pourquoi la femme n’y trouve pas le motif d’une affirmation hautaine de son existence ; elle subit passivement son destin biologique ». En donnant la vie, la femme ne crée rien, elle ne fait qu’obéir, que subir ce que son genre et son sexe lui imposent.
En 1977, la psychanalyste Françoise Dolto faisait, elle, le lien entre maternité et idéal de maternité, devant ces enfants à qui l’on demande de tout réparer, de tout combler : « Les parents sont frustrés par tant de choses, de manières de vivre, qu’il faut que ce soient les enfants qui leur donnent la compensation aux satisfactions manquantes de leurs vies. L’enfant est porteur de tout l’imaginaire des parents et comme il y a de moins en moins d’enfants dans les familles, chaque enfant porte le poids des espoirs qu’il déçoit de ses parents. C’est très dur à supporter et ça fait un cercle vicieux de malaise. Les parents sont piégés dans leur maternité et dans leur paternité ». En 1980, avec « L’amour en plus » et trente ans plus tard, en 2011, avec « Le conflit, la femme et la mère », la philosophe Elisabeth Badinter déconstruisait, pour mieux la dénoncer, l’image de la mère parfaite qui doit tout donner d’elle à ses enfants et trouver son épanouissement dans cette maternité sacrificielle.
Les jeunes gens d’aujourd’hui refusent le sacrifice et éprouvent de plus en plus de facilité à dire leur non-désir d’enfant. Certains ont souffert de parents trop impliqués ; d’autres ne veulent pas faire revivre à des enfants ce qu’ils ont vécu d’abandon ou de rejet ; d’autres encore invoquent l’état de la planète sur laquelle les générations suivantes auront à vivre… Chaque explication est à trouver dans autant d’histoires singulières. Et, après tout, la raison importe-t-elle ? Ou n’est-elle qu’un besoin de justifier un choix de vie différent ? Nous sommes passés en un demi-siècle, grâce à la légalisation de l’avortement et de la contraception, d’une revendication à une autre : de « un enfant quand je veux » à « pas d’enfant si je veux ». Comme disent les anglo-saxons, nous avons glissé du childless (sans enfant) au childfree (libre d’enfant). Cette liberté entraîne, dès lors, une grande responsabilité : celle d’assumer ce choix et, si possible, d’en être heureux.
Certes, sur ceux qui ne souhaitent pas faire d’enfant, le regard sociétal est en train de changer. Cependant, le questionnement normatif précédent : « Mais pourquoi ? » est remplacé par une autre interrogation : « Mais alors quel sens vas-tu donner à ta vie ? ». Comme s’il fallait, justifier son renoncement à la maternité par un enjeu au moins aussi grand : « Aut liberi, aut libri, ou des enfants, ou des livres », disait déjà Nietzsche dans son crépuscule des Dieux. Ainsi les personnes qui ne veulent pas d’enfant se retrouvent-elles à devoir répondre à la façon dont elles souhaitent s’inscrire dans le monde et quelles traces elles espèrent laisser. « La question du sens vous donne la réelle impression que le seul fait de vivre ne suffit pas », disait déjà Romain Gary. Beaucoup partent du principe que le choix de ne pas avoir d’enfant est la marque d’une déception, d’une colère, d’un sacrifice ou d’un combat. Rares sont ceux qui y voient le choix engagé et serein de décider de la vie qu’on désire mener.
Isabelle Tilmant, psychologue spécialisée dans l’accompagnement de la maternité, a développé le terme de « fécondité psychique ». « Tout choix implique un renoncement mais tout renoncement ouvre à une nouvelle connaissance de soi. La femme qui n’est pas mère ne peut certes pas se remplir de la vie de l’enfant qu’elle n’a pas, donc elle se place au centre de sa vie. La fécondité psychique, c’est apprendre à se construire soi-même avec ses propres valeurs et sa propre sensibilité ». On est loin de l’image sacrificielle de ces femmes sans enfant qui, pour ne pas subir l’opprobre de l’infertilité consacraient leur vie à aider les autres. Accoucher de soi plutôt que d’un enfant, être à l’écoute de ses potentialités et de ses désirs, trouver ses propres points d’appui existentiels est le travail d’une vie. Pour ceux et celles dont l’absence d’enfant n’est pas la résultante d’un choix, le processus de deuil lui-même va construire une autre personnalité. « La manière dont elles vivent ce deuil devient un élément constitutif de leur identité, explique Isabelle Tilmant. Pour continuer à vivre, l’être intime va véritablement être poussé à innover. Il s’agit d’un enfantement symbolique, d’un accouchement de soi-même ».
Il n’y a donc pas une réponse à la question du bonheur sans enfant, il n’y a que des chemins singuliers et uniques. Pour la psychanalyste Sophie Marinopoulos (6), il est temps « de bousculer nos certitudes qu’une femme équilibrée est nécessairement une mère. Le point commun de toutes celles qui n’ont jamais ressenti le déclic de la maternité et l’assument : elles sont heureuses dans la mesure où elles leur vie a un sens ». Quel que soit son mode d’expression, une forme de créativité va s’exprimer pour occuper la place laissée libre par l’enfant qui n’est pas venu. À chacun la sienne : un couple, un travail, une œuvre, une passion, une vocation, une qualité d’investissement relationnel plus intense… Une vie peut-être plus ardente parce ce qu’inventée hors de l’investissement parental. Une vie qui se suffit à elle-même.
(In Psychologies magazine, février 2023)
VIVRE SANS FAIRE L’AMOUR
Ils se revendiquent cupiosexuels, akoisexuels, apothicosexuels[1] …. Tous ont en commun de ne pas ou très peu faire l’amour et se regroupent sous le vocable : asexuels. Ils dérangent, font rire, apitoient. Dans tous les cas, on ne les croit pas. Ou on les juge bizarres. Voire malades. Vivre sans faire l’amour, c’est louche, pour ne pas dire inquiétant. Il est étonnant de constater comment régulièrement la question de l’asexualité peut émerger, notamment au niveau médiatique, pour retomber derechef dans l’oubli. En 2006 paraissait ainsi « La révolution asexuelle » de Philippe de Tonnac[2]. Cinq ans plus tard, la journaliste Sophie Fontanel publiait « L’envie »[3], un récit romancé de ces années où elle a vécu « dans la pire insubordination de notre époque, l’absence de vie sexuelle ». Dix ans plus tard, dans une préface à l’occasion de sa sortie en Livre de Poche, elle raconte le nombre incroyable de témoignages, de lettres, de confidences qu’a suscités son histoire. L’an dernier, France Culture a offert un passionnant podcast, en quatre épisodes d’une heure, « Vivre sans sexualité », s’ouvrant sur la voix de Lio, comédienne et chanteuse expliquant tranquillement qu’elle a cessé toute vie sexuelle à 50 ans pour se réapproprier son corps et son désir.
Ici ou là, donc, des hommes et des femmes essaient de dire qu’ils ne font pas ou plus l’amour et que ce n’est pas un problème. Pour autant, personne ne les entend. Comme s’il nous était impossible d’imaginer qu’un individu, homme ou femme, puisse en toute tranquillité ne pas souscrire à la course au désir et à la jouissance, que nous imposent tant d’images et tant d’injonctions. Pourtant, l’asexualité n’est pas un effet de mode. Il est raisonnable d’imaginer que cette façon de vivre son rapport à la sexualité existe depuis toujours. Mais, comme l’homosexualité, elle était niée, inaudible voire pathologisée. Dès la Grèce antique, dans son traité des humeurs, Hippocrate considérait que l’utérus d’une femme qui n’a pas de relations sexuelles s’asséchait et, n’étant plus retenu par les fluides vitaux, bougeait dans son ventre, occasionnant des douleurs à la rendre folle. On retrouve d’ailleurs ici l’étymologie du mot hystérique et les croyances qui l’entourent.
Parler d’hystériques nous renvoie inévitablement à celles que « soignait » Jean-Martin Charcot à la Salpêtrière, à la fin du XIXème siècle, soins auxquels assista un certain Sigmund Freud. La psychanalyse naissante, en faisant de la libido sexuelle la source de l’équilibre psychique de l’individu, a conduit à la regarder comme un outil de développement et d’affirmation de soi. Le psychanalyste Alain Héril, l’admet, au regard de son expérience de thérapeute de couple : « L’asexualité m’apparaissait comme une pathologie, une erreur de parcours, un dysfonctionnement qu’il fallait guérir. Et lorsque les couples en thérapie témoignaient d’une tendresse toujours présente, d’un lien fort et sensuel, je voyais cela comme le signe d’un socle à partir duquel la sexualité pouvait revenir (…) comme une promesse vers un retour à la normale, c’est-à-dire le retour au désir sexuel ».
Dans les années 1940, le psychologue américain, Abraham Maslow dessine une pyramide des besoins, organisant ainsi une hiérarchie de nos motivations existentielles. Il explique que nous devons satisfaire les besoins des échelons inférieurs pour accéder aux supérieurs : appartenance, estime et accomplissement notamment. À la base de la pyramide, Maslow inscrit la nourriture, la respiration, l’eau, le sommeil et la sexualité. Pour caricaturer, sans sexe, nous ne pouvons accéder aux étapes supérieures du développement humain. Ce qui, au passage, relègue de grands abstinents — Spinoza, Newton, Gandhi, Freud, et tous les mystiques religieux par exemple — au rang de sous-évolués ! Les sexologues comme les andrologues l’affirment pourtant : s’il n’y a pas de frustration, il n’existe pas de risque physiologique à ne pas faire l’amour. Chez les hommes notamment, on note certes une baisse de la testostérone et l’arrêt de la production de spermatozoïdes mais tout reprend sa place dès qu’intervient une reprise de la sexualité. Pourtant, aujourd’hui encore, les mouvements INCEL (INvoluntary CELibacy) aux Etats-Unis se réclament de Maslow pour affirmer que les hommes ont des besoins sexuels et que les femmes, envers lesquelles ils entretiennent une haine profonde, sont la cause de leurs frustrations. Au point de perpétrer des tueries de masse féminicides comme celle d’Isla Vista en 2014.
Qui sont alors ces millions de personnes qui n’ont pas de besoins sexuels, qui n’ont pas de désir, qui n’en souffrent pas mais qui n’en parlent pas ? Soixante millions dans le monde, selon une étude qui date de 2004[4]. Et encore ce chiffre ne parle-t-il que de ceux qui se revendiquent asexuels. Il ne prend pas en compte ceux qui, de fait, vivent sans faire l’amour, hommes, femmes, hétéros, homos, célibataires ou en couple… Ceux que David Jay, fondateur de l’AVEN (Asexueal visibility and education network), une des plate-formes les plus présentes sur le web[5] depuis 2008, présente comme « ceux qui cherchent comment faire émotionnellement ce que les gens font avec le sexe… mais sans le sexe ». Cette définition nous ramène à une distinction qu’opérait Freud dans la sexualité humaine : le courant sensuel, celui de la pulsion, du désir ; et le courant tendre, celui des sentiments et de l’attachement. L’idéal selon lui, et toutes les normes sociétales nourries de fantasmes romantiques, est de conjuguer les deux. Les asexuels, eux, remettent en cause le lien sensuel pour privilégier la qualité de la relation.
Certes, celle-ci n’est pas absente des relations sexuelles, mais dans le cas des asexuels elle devient centrale. « Elle détermine, explique Alain Héril, un lien où la sexualité est transfigurée dans le tendre, le reconnu, le simple et le tranquille. Nous ne pouvons que remarquer, là encore, combien les injonctions sociétales et la soi- disante normativité sexuelle jouent un rôle dans le regard pathologisant porté sur l’organisation sexuelle de nos contemporains. C’est une question de curseur. Si celui-ci est mis sur la qualité de la relation, la sexualité jouera un rôle différent d’un couple à l’autre, d’une rencontre à l’autre. Les asexuels ne souffrent que du supposé regard des autres et non de ce qui se détermine sexuellement ou non dans leur relation »[6].
Au-delà de la rencontre et du couple, l’asexualité vient interroger pour ceux qui la regardent avec suspicion ou incrédulité d’autres aspects de nos norme sociales. La virilité : est-il viril – et comment ? – un homme qui ne fait pas l’amour ?; les relation hommes-femmes et les rapports souvent inconscients de domination qui se jouent dans la sexualité ; la définition de la sexualité elle-même : les personnes qui ne font plus l’amour n’ont-elles vraiment plus de sexualité ? Ou fuient-elles une sexualité hétéro-centrée et pénétrative ? L’asexualité est-elle une rébellion contre une société qui prône l’hédonisme imposé, la consommation et la jouissance de tout, tout le temps ?
C’est, prisonniers de ces questions qui demandent des réponses intimes et dérangeantes, que nous nous contentons d’observer avec curiosité, incompréhension et jugements lapidaires, tous ceux qui se disent heureux dans une vie sans sexualité. Ces questions que Michel Foucaud, philosophe de la sexualité soulevait déjà, il y a cinquante ans. : « Le problème est en fait celui-ci : comment se fait-il que, dans une société comme la nôtre, la sexualité ait été considérée comme le lieu privilégié où se lit, où se dit notre vérité profonde ? J’ai l’impression d’entendre actuellement un grondement « anti-sexo » comme si un effort se faisait en profondeur pour secouer cette grande « sexographie » qui nous fait déchiffrer le sexe comme l’universel secret. Un mouvement se dessine aujourd’hui : il s’agit, je ne dis pas de redécouvrir, mais bel et bien de fabriquer d’autres formes de plaisirs, de relations, de coexistences, de liens, d’amours, d’intensités ».
[1] Les cupiosexuels sont asexuels mais n’ont rien contre l’idée que les choses puissent changer. Les akoisexuels peuvent éprouver du désir mais celui s’éteint dès que leur partenaire manifeste le sien. Les apothoticosexuels éprouvent un dégoût pour la sexualité. … Toutes ces définitions et bien d’autres sur le site de l’AVEN France : https://fr.asexuality.org
[2] La révolution sexuelle, Philippe de Tonnac, Albin Michel, 2006
[3] L’envie, Sophie Fontanel, Le Livre de poche, 2022
[4] Asexuality: Prevalence and Associated Factors in a National Probability Sample, Antony F Bogaert, The journal of sexual research, septembre 2004
[6] Son prochain livre, Désirer autrement, paraîtra aux éditions Leduc.S au printemps.
(In Psychologies magazine, février 2023)