Les grandes personnes sont « vraiment très très bizarres », nous dit le petit Prince de Saint-Exupéry. Un allumeur de réverbère qui respecte une consigne stupide ; un business man qui compte les étoiles en répétant « je suis un homme sérieux » ; un buveur qui boit pour oublier qu’il a honte de boire et un aviateur qui veut mettre une muselière à son mouton… Il n’y a pas de quoi lui donner envie de rester sur cette planète étrange.
On nous propose peu l’âge adulte comme un idéal. L’enfance, la jeunesse, oui. Le marketing nous incite même à regarder la vieillesse comme séduisante, donnant corps à la promesse de Brel : « Devenir vieux sans être adulte ». Les chiffres nous annoncent froidement que l’âge du premier emploi est passé de 20 ans à 27 ans en trente ans et que l’âge de la première parentalité a grimpé de 24 à 29 ans. Deux marqueurs de l’entrée dans l’âge adulte qui ne cessent de reculer. Citoyen qui paye ses impôts, se rend à son travail même quand il n’a pas envie, élève ses enfants au détriment de ses propres plaisirs, calcule ses fins de mois et le montant de sa retraite, l’adulte est dépeint comme l’habitant d’une vie sérieuse, contrainte, préoccupée. Guère comme un être libre, indépendant, responsable et engagé. Sa vie serait un éternel renoncement à ses rêves, nous dit Peter Pan, ce personnage dont on a fait un syndrome, celui des jeunes garçons qui, comme lui, refusent de grandir (voir encadré). Un héros en collants verts et curieux chapeau sur la tête représenterait donc une époque qui a tendance à croire qu’être adulte c’est se confronter aux limites de la réalité et se résigner à une vie moins aventureuse, moins intéressante et beaucoup plus insignifiante qu’on l’avait rêvée. Harry Potter, lui-même finira fonctionnaire — même si c’est au ministère de la Magie !
Ce rejet de la maturité est récent. Auparavant, dès son plus jeune âge, l’enfant prenait sa place dans la communauté familiale, soit en s’occupant des plus jeunes, soit en faisant sa part des travaux. Ensuite venait l’âge adulte, celui où il devenait parent et prenait sa place dans la roue des générations. « La jeunesse est née en 1945. C’est une idée de l’après-guerre. Avant, l’idée de jeunesse n’existait pas : il y avait les enfants et les travailleurs », résume le sociologue Jean Viard (1). D’ailleurs, il n’est pas besoin de parcourir la planète pour savoir que des millions d’enfants ne se posent pas la question de devenir adulte ou pas. Mais que s’est-t-il passé, dans notre partie du monde, pour que la maturité devienne un danger qu’on repousse, un enjeu qu’on rejette ? Pour qu’elle soit devenu l’équivalent d’une porte qui se claque sur l’insouciance et les rires, sans qu’on ne puisse plus jamais en passer le seuil ? « Le monde des adultes est devenu un monde compliqué, exigeant, désidéalisé. Pour qu’un jeune ait envie de s’engager dans l’âge adulte, il faut lui donner les moyens de rêver y aller. Or ce monde n’est plus désirable », résume la pédo-psychiatre Marie-Rose Moro (2).
Il y a un demi-siècle, était adulte celui qui franchissait avec succès des étapes de maturation qui le conduisaient vers la réalisation de ses projets : professionnels, sociaux, matrimoniaux. Puis, dans les années 80 est apparue une autre forme d’adulte : « l’adulte à problèmes », selon les termes du psycho-sociologue Jean-Pierre Boutinet (3). La perte de valeurs de diplômes comme le bac ou la licence, les successions de crises économiques et sociales, l’instabilité du marché du travail, le brouillage des repères culturels, religieux, sociétaux et familiaux ont entraîné la diminution progressive des rites de passage, auparavant considérés comme autant d’étapes vers l’âge adulte : premier logement, premier travail, première installation en couple. « Aujourd’hui, résume Jean-Pierre Boutinet, l’adulte n’est plus « que » celui qui affronte les obstacles de la vie, qui est responsable face à des « problèmes ». Pourquoi diable voulons-nous devenir adulte si cela signifie remplacer le plaisir par la réalité, l’utopie par le raisonnable, la fête par le devoir et la liberté par l’ennui ? ».
Qu’a donc perdu notre société pour ne plus donner à ses jeunes l’élan de leur indépendance, l’envie de leur autonomie ? Et pour, qu’à l’instar des « grandes personnes » que rencontre le Petit prince, nous ne soyions vus que comme des êtres ennuyeux, fatigués et soucieux. Ou avons-nous échoué à leur montrer que l’âge adulte est celui des choix et de la liberté ?
Pour la philosophie, la maturité intervient quand on peut tenir l’équilibre entre les rêves de l’enfance et la réalité de la vie, nous disait déjà le philosophe Emmanuel Kant dans Critique de la raison pure en 1781. Pour la psychanalyse, l’âge adulte naît lorsque l’enfant se détache de l’autorité parentale et qu’il cesse de faire ses choix en fonction de ses parents, que ce soit pour leur plaire ou s’opposer à eux. Dans le cas contraire, on reste dans un rapport infantile et névrotique. Pour Sigmund Freud, être adulte c’est affronter le principe de réalité : vivre notre vie telle qu’elle est et non telle qu’elle devrait être.
Devenir adulte est donc un long travail d’élaboration psychique qui repose sur les renoncements. Entrer dans l’âge adulte, c’est faire des choix : d’identité, de partenaire, d’orientation professionnelle. Chaque choix, par essence, est ardu parce qu’il signifie la confrontation à la limite et le deuil de l’illusion du tout-possible. Pas simple dans cette société qui nous maintient dans la magie de la toute-puissance et dans le mensonge de mille possibles. Il faut du courage et de l’imagination pour supporter la fêlure qui parcourt alors notre vie en deux : ce que nous voudrions qu’elle soit et ce qu’elle est. « Les idéaux dessinent une image de ce que le monde devrait être ; l’expérience nous apprend qu’il est rarement tel qu’il devrait être. La maturité consiste à se confronter à cet écart, sans pour autant abandonner ces idéaux, ni cette expérience », résume la philosophe Susan Neiman (4).
Certes, nous vivons dans une société qui cherche à nous faire croire que tous nos désirs sont possibles. Mais c’est un idéal de petit-enfant pour qui, tout est nouveauté, tout est aventure, tout est confiance – tant mieux pour le Père Noël. Les choses se gâtent lorsqu’intervient la notion de limite. L’enfant découvre que ses parents sont des êtes limités eux-aussi, qu’ils ne savent pas tout, qu’ils ne peuvent pas tout, voire qu’ils se trompent. L’adolescence signe psychiquement ce passage d’une confiance absolue à une méfiance totale. Alors on peut fuir dans l’idée que les autres savent mieux ce qui est bon pour nous. Nos parents, nos maîtres, un coach… « Avec un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur de conscience qui me tient lieu de conscience, un médecin qui juge pour moi de mon régime, je n’ai pas besoin de me fatiguer. Je ne suis pas obligé de penser, pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront pour moi de cette fastidieuse besogne », disait déjà Emmanuel Kant. Mais, à des jeunes gens qui en cherchent tant, quel magnifique défi à offrir que celui de l’autonomie : face à l’impossibilité du tout-pouvoir ou du tout-savoir, réhabiliter le choix. Poser ses priorité, imposer ses valeurs et refuser la soumission aux injonctions de l’autre. L’âge adulte, c’est celui de l’affranchissement, nous disent philosophes et psychanalystes : celui où, au centre de ma vie, je suis celui qui en décide.
Les analystes existentiels, dans le sillage d’un Viktor Frankl ou d’un Irvin Yalom, posent que l’être humain est entravé par des contraintes existentielles qui créent une angoisse profonde et inconsciente. Parmi celles-ci, on trouve la solitude et la responsabilité. Parce que je suis un être existentiellement seul, unique et singulier, je suis condamné à prendre la responsabilité de ma vie. « Si je ne suis pas pour moi, qui le sera ? » se demandait déjà le rabbin Hillel, quelques années avant notre ère. L’âge adulte est celui de cette responsabilité-là, avant toutes les autres : celui de mes priorité, celui de mes valeurs, celui de mes engagements. Le refuser c’est accepter de me soumettre à l’autre, qu’il soit parent, maître ou pouvoir économique ou politique.
« La vraie subversion, explique la philosophe Susan Neiman, n’est pas celle de Peter Pan refusant le monde des adultes. Bien au contraire : la vraie rébellion consiste à accepter de grandir et à endosser la liberté que cela implique ». Parce qu’une société marchande n’a qu’un but : nous traiter comme des enfants, tellement faciles à manipuler, tellement dociles. Tous les pouvoirs, qu’ils soient politiques ou économiques, ont tout intérêt à détourner nos regards. Un petit peu de Netflix, beaucoup de smartphones, quelques jeux du cirque version télé-réalité ou jeux-vidéos, des conseils d’experts qui savent mieux que nous… et nous abdiquons tout esprit critique et toute liberté, signes indéfectibles d’un adulte solidement planté. Or, nous dit le philosophe André Comte-Sponville : « Lorsque la vie ne correspond pas aux espoirs qu’on s’en était fait, ce n’est pas la vie qui a tort, ce sont nos espoirs qui, dès le départ, sont vains, illusoires, mensongers ». Libre à nous, de lâcher les illusions, de cesser de rêver à ce qui aurait pu être, et d’éprouver pleinement ce qui est nous est donné à vivre.