PEUT-ON VIVRE SANS PASSION ?

Je me souviens de l’effroi qui m’a saisie le jour où un recruteur m’a demandé : « Et sinon, avez-vous des passions dans la vie ? ». Pas un hobby ou des loisirs, mais des « passions ». Au pluriel, qui plus est. J’ai alors bafouillé un « non », coupable. C’était il y a vingt ans et, aujourd’hui, ma culpabilité se teinterait de honte. Le culte du « self storytelling », exacerbé par les réseaux sociaux, se nourrit tellement de prétendues passions. Cuisine, sport, jardinage, tatouages… tout plaisir doit s’alimenter d’intensité et se décliner sous toutes ses formes. Il existe même des émissions de télé entièrement consacrées au tuning des voitures ! Dans notre société si dépressive, face à nos « vies vides » comme les appelle la philosophe Elsa Godart [1], la passion justifie toutes les invasions connectées ; toutes ces images qui cherchent avidement les « like », tous ces appels à admiration ou jalousie se conjuguent dans un prétendu enthousiasme.  Même le plus intime de nous-mêmes est devenu un espace à vivre de manière passionnelle.

Nos ancêtres philosophes et penseurs n’en reviendraient pas, eux pour qui la passion était synonyme d’excès, de bruit et de fureur. Pour eux, la passion parlait avant tout de tourment, comme en témoignent les étymologies du mot. En latin, le verbe pati signifie souffrir, en grec, pathos, désigne également la souffrance. Et, dans la vocabulaire chrétien, la Passion se rapporte aux tortures et à la mort du Christ. Les philosophies étant filles de leur temps, les sagesses antiques ont donc toutes cherché à éloigner la passion. Les stoïciens et les épicuriens l’accusaient d’empêcher ce qu’ils nommaient « l’ataraxie », cette absence de « trouble de l’âme », idéal du sage. Sinon, gare au châtiment. Les mythologies grecques et romaines regorgent de ces héros emporté par leurs passions et punis par les Dieux, de Prométhée à Icare en passant par Œdipe et Achille.

Et puis ne feignons pas d’oublier la ravageuse passion amoureuse. Dès Chrétien de Troyes avec Tristan et Iseut, on oublie l’attachement tranquille pour célébrer la passion impossible et ses blessures. La fièvre d’amour devient quelque chose que l’on subit et dont on souffre. Voire dont on meurt. Ne restait plus qu’à la littérature et la poésie de s’en emparer, avec l’acmé, légèrement hystérique, du mouvement romantique, qui irrigue encore notre vision de l’amour en la confondant avec la dépendance affective. Déchirant, obsessionnel et fervent, voilà le vrai amour. Au point qu’à tuer l’autre il peut s’autoriser et qu’on parlera alors, commodément, d’un crime passionnel (voir encadré).  Car, où est l’Autre face à notre passion ?

Il n’était pas surprenant qu’avec la naissance de la psychiatrie et de la psychologie, la passion en vienne à évoquer la folie. « Cette reconnaissance des puissances obscures de l’homme permet de renouer avec le fil antique de la tragédie qui inspire horreur et pitié́. Folie et passion deux affluents du même fleuve » écrit le psychanalyste André Green[2]. Dès que survient l’excès, on n’est jamais loin de la pathologie : la passion amoureuse devient de l’érotomanie, la jalousie un délire, l’ambition de la mégalomanie. Déjà soucieux d’apporter une explication aux emportements de l’âme, les philosophes situait la passion dans les humeurs du corps.  Descartes également :  pour lui, nos mouvements incontrôlables sont dus à des “esprits animaux”, véhiculés par le sang et qui atteignent le cerveau. Kant, lui, va la placer dans l’esprit : notre psychisme se trouve déséquilibré, durablement polarisé sur un seul objet qui “cristallise” toutes nos espérances, écrit-il dans son ultime ouvrage [3].

Une passion concentre en elle la force de tous nos autres désirs ; elle accapare leur énergie. Nous avons ainsi l’illusion qu’en la satisfaisant nous assouvissons du même coup toutes nos autres aspirations. Le passionné devient alors indifférent à tout le reste. Ceux qui ont regardé la série Tapie, cet automne, peuvent se remémorer la mise en scène de l’histoire du match truqué entre l’OM et Valenciennes. Tout à son désir démesuré de victoire et l’inscription dans l’histoire du foot, Tapie — ou, ici, son double romancé — ne voit plus ni les valeurs du sport, ni les risque encourus. Tout est sacrifié, tous les abus sont permis au nom de la passion. On ne sait si Tapie avait lu Hegel mais c’est ce que concluait le philosophe : « la force des passions réside en ce qu’elles ne respectent aucune des bornes que le droit et la moralité veulent leur imposer »[4]

En cela les passionnés rejouent la partition de la toute petite enfance, lorsque rien ne nous résiste, l’âge où disait Freud : « « l’amour infantile est sans limite. Il réclame l’exclusivité et ne se nourrit pas de fragments »[5].  Le passionné se croit libre mais il est prisonnier de lui-même, les ressorts de sa prison étant enfouis dans son psychisme, prisonnier d’une mécanisme inconscient. « Avant tout le passionné souffre. Il existe dans l’imaginaire collectif, une idéalisation de la passion. Le passionné exerce une fascination dans l’imaginaire, en tant que sujet pris par son objet passionnel, mais qui vit dans une plénitude » constate le psychanalyste Didier Lauru[6]. Mais de quelle plénitude s’agit-il ? Quel vide cherche alors à être comblé ? La passion, selon lui, est un « leurre suprême », un idéal de complétude pour notre désir de vie défaillant.

Que cachent donc nos passions, que nous empêchent-elles de regarder de nos fonctionnements ? Quelque chose d’un idéal inatteignable, comme ceux qui courent les brocantes pour trouver l’objet qu’ils ont fantasmé – et qu’ils ne trouveront jamais ? Ou quelque chose d’accumulable comme ces collectionneurs qui n’en ont jamais assez ? Maurice Rheims, commissaire-priseur et grand collectionneur d’art expliquait [7]  : « Un objet supporte n’importe quel excès de passion, il est une sorte de chien insensible qui reçoit les caresses et les renvoie comme un miroir, fidèle non aux images réelles mais aux images désirées ». Ce miroir de désir, poussé à l’excès, peut s’avérer dangereux quand il flirte avec l’addiction. Combien de vies de couple sacrifiées, combien de vies professionnelles saccagées, combien d’endettements accumulés jusqu’à la faillite pour répondre à une passion ? Comme si la vie ne pouvait être vécue qu’à travers l’intensité.

Pour autant, l’objectif doit-il être de vivre dans une terne atonie ? Un long fleuve tranquille sans obstacle et sans remous, quelque chose de raisonnable, comme si la raison était l’antidote de la passion, sa polarité inverse. On a longtemps opposé les deux. D’un côté, ceux qui comme Blaise Pascal dans Les Pensées, font de l’opposition raison/passion une guerre intestine : «  S’il n’avait que la raison sans passions … S’il n’avait que les passions sans raison … Mais ayant l’un et l’autre, l’homme ne peut être sans guerre, ne pouvant avoir la paix avec l’un qu’ayant guerre avec l’autre : ainsi il est toujours divisé, et contraire à lui-même ». Ou Kant, grand philosophe de la raison : « Les passions sont les gangrènes de la raison pure ». Elles se transforment en chaînes en devenant exclusives, hégémoniques. Même si l’objet qu’elles font poursuivre (argent, plaisir, gloire…) n’est pas mauvais en soi, le fait qu’il devienne un but unique, aux dépens de tout autre, attente à la raison et conduit à l’aveuglement. Et puis, d’un autre côté, on trouve ceux qui hiérarchisent passion et raison, cette dernière triomphant toujours. Comme Hegel qui va jusqu’à dire que la passion est une forme de manipulation inconsciente de la raison. Gouvernant notre âme et le monde, la raison injecte de la passion dans nos vies pour mieux arriver à ses fins.

Mais pourquoi choisir entre la passion et son inflammation de l’âme ; et la raison qui nous conduirait à vivre avec les émotions d’un caillou ? La passion mobilise notre énergie au point de donner un sens au quotidien. Elle balise l’existence de projets et d’espérances : le prochain concert pour un fan, l’entrainement quotidien pour celui qui vise un marathon. La passion peut ainsi être une motivation irremplaçable pour l’action. « Votre raison et votre passion sont le gouvernail et les voiles de votre âme qui navigue de port en port. Si votre gouvernail ou vos voiles se brisent vous ne pouvez qu’être ballotté et aller à la dérive ou rester ancré au milieu de la mer. Car la raison régnant seule est une force qui brise tout élan. Et la passion livrée à elle-même est une flamme qui se consume jusqu’à sa propre extinction », dit le poète Khalil Gilbran[8]. Faire s’épouser raison et passion, c’est jongler avec nos désirs sans perdre les balles de notre équilibre. Fuir l’exclusivité d’une passion pour conjuguer la multitude des possibles et des expériences, là est le doux chemin de la raison.

[1] Les vies Vides, Elsa Godart, Armand Colin, 2023

[2] La passion, Nouvelle revue de psychanalyse, Gallimard, printemps 1980

[3] Anthropologie d’un point de vue pragmatique, Emmanuel Kant, Flammarion poche, 1999

[4] La raison dans l’histoire, Friedrich Hegel, Point poche, 2011

[6] Ouverture à la passion, revue Cliniques méditerranéennes ; 2004 (n°69)

[7] Les collectionneurs, Maurice Rheims, Éditions Ramsay, 1981

[8] Le poète, Khalil Gilbran, Le livre de poche, 1996

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