PEUT-ON DÉCIDER D’ÊTRE HEUREUX ?

« Le bonheur, si je veux ». En 1990, le club Med lançait un slogan qui allait faire date et propulser définitivement le bonheur du côté de la consommation. Il était à portée de nos mains, à condition bien sûr, de vouloir/pouvoir s’offrir un séjour all inclusive à l’autre bout du monde. À peu près dans le même temps, le développement personnel et la pensée positive nous conduisaient aux mêmes conclusions : il ne tenait qu’à nous d’être heureux, pour peu qu’on médite, qu’on fasse du yoga ou qu’on ouvre nos chakras. Et qu’on affiche en fond d’écran une jolie citation sur fond de soleil couchant du genre : « Si vous voulez être heureux, soyez-le », signé Tolstoï (spoil alert : Tolstoï n’a jamais écrit ça…). Trente ans plus tard, nous sommes donc totalement formatés pour porter une nouvelle culpabilité : si nous ne sommes pas heureux, c’est que nous ne faisons pas ce qu’il faut pour l’être. Par voie de conséquence, nous voyons de plus en plus de personnes qui arrivent dans les cabinets de psy en disant : « Je ne comprends pas, j’ai tout pour être heureux et pourtant… », comme si elles avaient coché toutes les cases mais raté le gros lot.

Le bonheur est donc devenu un bien de consommation qu’il conviendrait d’acquérir. Ainsi, alors que j’écris ces lignes, reçois-je une demande de retour sur une réclamation : « Sur une échelle de 1 à 5, combien notre réponse a-t-elle contribué à votre bonheur ? ». Alors, comment te dire, cher service après-vente… ? Ce qui contribue à notre bonheur, cela fait des milliers d’années que les philosophes l’interrogent. Les anciens, par exemple, étaient tellement convaincus du caractère aléatoire du bonheur que les différentes étymologies du mot renvoient toutes à la notion de chance, de destin. En grec, eudaimonia sous-entend être né sous une bonne étoile. En français, bonheur vient de bonum augurium: de bonne augure ou de bonne fortune. En anglais happiness découle de l’islandais happ: chance. Tous ces sens soulignent que le bonheur naît d’une série de facteurs extérieurs qu’il ne nous appartient qu’en partie de détenir : la famille dans laquelle nous sommes nés, la santé, l’environnement dans lequel nous vivons, l’aisance financière, les rencontres qui jalonnent notre vie, etc.

Soumis au sort, le bonheur nous échapperait et, dans le même temps, dépendrait de nous ? Les philosophes se sont rangés derrière Aristote pour assurer que « la philosophie est une activité qui, par ses discours et des raisonnements, nous procure la vie heureuse ». Celle-ci n’est plus une chance mais une intelligence qui peut s’acquérir et s’augmenter. Cette quête qui porte aussi le joli mot de sagesse est un chemin de connaissance sur lequel il faut croiser le bonheur de peur qu’il se sauve. Quelques siècles plus tard, le philosophe Alain estime : « Il y a plus de volonté qu’on ne croit dans le bonheur. On peut enseigner l’art d’être heureux quand les circonstances sont passables et que toute l’amertume de la vie se réduit à des petits ennuis et de petits malaises » (2). À sa suite, Viktor Frankl, médecin et psychanalyste autrichien, poursuit : malgré les chagrins, malgré les épreuves, l’homme se nourrit de sentiments positifs en trouvant du sens à ce qu’il traverse. Professeur de bonheur à Harvard, Tal Ben-Shahar s’inspire de la pensée de Frankl et prévient : « il ne suffit pas de trouver un sens global à sa vie au sein d’un grand tout mais aussi au niveau du quotidien ». Privilégier les relations inspirantes et nourrissantes, injecter de la créativité dans les actes journaliers, se donner du temps pour pratiquer des activités qui nous passionnent et nous procurent une sensation d’épanouissement…

Mince, encore des injonctions qui nous expliquent que l’on peut convoquer le bonheur comme on sifflerait son chien ! Alors oui, on peut se battre pour voir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide, toujours cette vieille histoire. Mais c’est sans doute donner beaucoup de place à la pensée. Or, si nous allons systématiquement contre nos émotions, deux garde-fous vont prendre la relève de notre cerveau. Notre inconscient d’abord : si nous nions ce que nous ressentons sans avoir travaillé sur notre histoire, sans avoir compris à quoi nous servent nos croyances pessimistes et comment elles parlent de notre désir, nous nous condamnons à les répéter ailleurs, autrement. Et puis, deuxième gendarme : notre corps. Imaginer que l’on puisse, par la volonté, changer nos croyances pour atteindre le bonheur, c’est donner tout pouvoir à la pensée, au détriment de l’émotionnel. Et quand l’émotionnel ne trouve pas le moyen de s’exprimer, le corps nous rappelle, parfois brutalement, à l’ordre.

Imposer un vademecum du bonheur, c’est faire peu de cas de sa singularité. Pour une personne malade, le bonheur est dans le répit ; pour une personne seule dans la rencontre ; pour une personne trop entourée, dans la solitude… Chacun d’entre nous possède sa vision subjective du bonheur. Il ne saurait donc y avoir de recettes toutes faites mais bien une connaissance subjective et approfondie de ce qui nous rend heureux, nous. Et ce savoir-là passe par nos ressentis et nos émotions. Ils nous offrent la trace du bonheur, si nous acceptons de les vivre dans les nier, les invalider, les opposer. On peut vivre le plus intense des bonheurs et de lourds moments de fatigue et de découragement. Parlez-en donc à de jeunes parents… Dans le livre consacré à sa traversée du cancer, la psychologue Maryse Vaillant écrivait qu’en dépit des souffrances et de l’approche de la mort, son bonheur était comme le temps breton : « Il pleut parfois, j’essuie même quelques tempêtes, mais il fait beau plusieurs fois par jour ».

Peut-être la juste mesure réside-t-elle dans la compréhension que le bonheur n’est pas un état permanent. Qu’une vie peut être pleine de contrariétés voire de drames et, à la fin du chemin, être regardée comme heureuse. Que le bonheur n’est pas un lingot d’or acquis une bonne fois pour toutes mais une pluie de paillettes occasionnelle et aléatoire. Dans la plus vaste enquête sur le bonheur, menée par l’université d’Harvard pendant 85 ans (voir encadré), il a été demandé aux volontaires en fin de vie quels étaient leurs plus grands regrets. Sans surprise, la plupart ont répondu : ne pas avoir passé plus de temps avec ceux qu’ils aimaient. Plus étonnant cependant, les femmes dans leur grande majorité ont répondu qu’elles auraient dû moins se soucier du regard des autres. Un peu comme l’illustre la métaphore du podium : un médaillé de bronze est plus heureux qu’un médaillé d’argent, tout à sa joie d’être dans les trois premiers. Le médaillé d’argent lui, est moins heureux car il se compare au médaillé d’or.

Pour reconnaître le bonheur, il faut sans doute de défaire de l’idée qu’il est à chercher, à trouver, à débusquer. Qu’il nous faut « faire quelque chose » pour ça : changer de travail, trouver son partenaire de vie, perdre dix kilos ou gagner plus d’argent.  Toutes ces chimères nous font croire qu’elles apaiseront en nous ce sentiment d’anxiété latente qui nous pousse à courir partout, à en faire toujours plus, pour accomplir ces exigences qui nous rendront tellement heureux. Voir le bonheur, ne serait-ce pas, d’abord, renoncer à lui imposer nos conditions ? Et si nous partions du postulat contraire ? Et si nous nous faisions à l’idée que le bonheur est un état d’âme, un état d’être ? Qu’il est déjà présent en nous, mais que, justement, toute cette agitation nous empêche de l’entendre ? Nul besoin d’une quête effrénée pour le posséder : il est déjà en nous. Il est juste étouffé sous nos couches d’autocritiques, d’orgueil, de préjugés, d’espoirs et de peurs. Sans oublier toutes les injonctions extérieures qui nous poussent à aller vers quelque chose qui n’est pas réellement nous. La véritable nature humaine, celle de la naissance et de la toute petite enfance est celle du bonheur. Regardez un enfant qui joue : le bonheur est là, dans cet instant et cette concentration absolue du plaisir. À nous, adultes, de nous inspirer de l’enfant que nous avons été, exempts de ruminations sur le passé ou d’inquiétudes sur l’avenir. Pour que le bonheur ne soit plus enfermé dans une boîte marquée : « Réservé aux grandes occasions ».  

  • Lettre à Louise Colet, 13 août 1846
  • Propos sur le bonheur, Poche Gallimard, 1985
  • Voir les lilas refleurir… Albin Michel, 2013

Laisser un commentaire