PEUT-ON ÊTRE HEUREUX SANS ENFANT ?

Attention, ce chiffre peut surprendre : selon un récent sondage, une femme sur trois en âge de procréer (18-49 ans) ne veut pas d’enfant. Un saut substantiel pour une mesure qui, depuis trente ans, stagnait très régulièrement autour de 5%. Aujourd’hui, 34%  des interrogées, tous âges confondus, estiment que la maternité n’est pas nécessaire au bonheur d’une femme, contre 12% en 2000. Dans le duo de tête des raisons invoquées pour ne pas être mère viennent les inquiétudes écologiques (81%) et, plus encore, l’envie d’un épanouissement personnel (91%). Par ailleurs, dans l’une des réponses suivantes du sondage 51% des mères d’enfants de moins de trois ans déclarent « regretter la vie qu’elles avaient avant ». Ce changement de regard sur la maternité constitue un véritable bouleversement historique.

 « Peut-on être heureux sans enfant ? ». Pendant des siècles, personne n’aurait eu l’idée de poser la question. L’enfant n’avait pas vocation à rendre heureux ses parents. D’abord parce que sa conception n’était pas un choix. Ensuite parce que le rôle qui lui était dévolu était inscrit dans son patrimoine social : riche, il se devait de tenir le rang familial et faire prospérer le nom ; pauvre, s’il ne mourait pas en bas âge, il viendrait contribuer à la survie de la famille puis à l’entretien de ses parents vieillissants. Le bonheur n’était permis que de surcroît. On plaignait ceux qui ne pouvaient avoir d’enfant, évoquant une malédiction, parfois divine. Et on considérait comme des égoïstes, les peu nombreux qui osaient affirmer ne pas en vouloir. Au XIXème siècle, temps de l’essor industriel, le capitalisme comprit qu’une démographie en croissance représentait un avantage pour une nation. L’enfant devint alors un enjeu et la maternité, le chemin de l’accomplissement parfait.

Puis arrivèrent des femmes qui s’interrogèrent sur la réalité du désir d’enfant. Simone de Beauvoir, qui n’en voulait pas, qui n’en eût pas, posa sur la notion de maternité celle de « destin biologique ». Dans Le Deuxième sexe, en 1949, elle écrivait : « Engendrer, allaiter ne sont pas des activités, ce sont des fonctions naturelles ; aucun projet n’y est engagé ; c’est pourquoi la femme n’y trouve pas le motif d’une affirmation hautaine de son existence ; elle subit passivement son destin biologique ». En donnant la vie, la femme ne crée rien, elle ne fait qu’obéir, que subir ce que son genre et son sexe lui imposent.

En 1977, la psychanalyste Françoise Dolto faisait, elle, le lien entre maternité et idéal de maternité, devant ces enfants à qui l’on demande de tout réparer, de tout combler : « Les parents sont frustrés par tant de choses, de manières de vivre, qu’il faut que ce soient les enfants qui leur donnent la compensation aux satisfactions manquantes de leurs vies. L’enfant est porteur de tout l’imaginaire des parents et comme il y a de moins en moins d’enfants dans les familles, chaque enfant porte le poids des espoirs qu’il déçoit de ses parents. C’est très dur à supporter et ça fait un cercle vicieux de malaise. Les parents sont piégés dans leur maternité et dans leur paternité ». En 1980, avec « L’amour en plus » et trente ans plus tard, en 2011, avec « Le conflit, la femme et la mère », la philosophe Elisabeth Badinter déconstruisait, pour mieux la dénoncer, l’image de la mère parfaite qui doit tout donner d’elle à ses enfants et trouver son épanouissement dans cette maternité sacrificielle.

Les jeunes gens d’aujourd’hui refusent le sacrifice et éprouvent de plus en plus de facilité à dire leur non-désir d’enfant. Certains ont souffert de parents trop impliqués ; d’autres ne veulent pas faire revivre à des enfants ce qu’ils ont vécu d’abandon ou de rejet ; d’autres encore invoquent l’état de la planète sur laquelle les générations suivantes auront à vivre…   Chaque explication est à trouver dans autant d’histoires singulières. Et, après tout, la raison importe-t-elle ? Ou n’est-elle qu’un besoin de justifier un choix de vie différent ? Nous sommes passés en un demi-siècle, grâce à la légalisation de l’avortement et de la contraception, d’une revendication à une autre : de « un enfant quand je veux » à « pas d’enfant si je veux ». Comme disent les anglo-saxons, nous avons glissé du childless (sans enfant) au childfree (libre d’enfant). Cette liberté entraîne, dès lors, une grande responsabilité : celle d’assumer ce choix et, si possible, d’en être heureux.

Certes, sur ceux qui ne souhaitent pas faire d’enfant, le regard sociétal est en train de changer. Cependant, le questionnement normatif précédent : « Mais pourquoi ? » est remplacé par une autre interrogation : « Mais alors quel sens vas-tu donner à ta vie ? ». Comme s’il fallait, justifier son renoncement à la maternité par un enjeu au moins aussi grand :  « Aut liberi, aut libri, ou des enfants, ou des livres », disait déjà Nietzsche dans son crépuscule des Dieux. Ainsi les personnes qui ne veulent pas d’enfant se retrouvent-elles à devoir répondre à la façon dont elles souhaitent s’inscrire dans le monde et quelles traces elles espèrent laisser. « La question du sens vous donne la réelle impression que le seul fait de vivre ne suffit pas », disait déjà Romain Gary. Beaucoup partent du principe que le choix de ne pas avoir d’enfant est la marque d’une déception, d’une colère, d’un sacrifice ou d’un combat. Rares sont ceux qui y voient le choix engagé et serein de décider de la vie qu’on désire mener.

Isabelle Tilmant, psychologue spécialisée dans l’accompagnement de la maternité, a développé le terme de « fécondité psychique ». « Tout choix implique un renoncement mais tout renoncement ouvre à une nouvelle connaissance de soi. La femme qui n’est pas mère ne peut certes pas se remplir de la vie de l’enfant qu’elle n’a pas, donc elle se place au centre de sa vie. La fécondité psychique, c’est apprendre à se construire soi-même avec ses propres valeurs et sa propre sensibilité ». On est loin de l’image sacrificielle de ces femmes sans enfant qui, pour ne pas subir l’opprobre de l’infertilité consacraient leur vie à aider les autres. Accoucher de soi plutôt que d’un enfant, être à l’écoute de ses potentialités et de ses désirs, trouver ses propres points d’appui existentiels est le travail d’une vie. Pour ceux et celles dont l’absence d’enfant n’est pas la résultante d’un choix, le processus de deuil lui-même va construire une autre personnalité. « La manière dont elles vivent ce deuil devient un élément constitutif de leur identité, explique Isabelle Tilmant. Pour continuer à vivre, l’être intime va véritablement être poussé à innover. Il s’agit d’un enfantement symbolique, d’un accouchement de soi-même ».

Il n’y a donc pas une réponse à la question du bonheur sans enfant, il n’y a que des chemins singuliers et uniques. Pour la psychanalyste Sophie Marinopoulos (6), il est temps « de bousculer nos certitudes qu’une femme équilibrée est nécessairement une mère. Le point commun de toutes celles qui n’ont jamais ressenti le déclic de la maternité et l’assument : elles sont heureuses dans la mesure où elles leur vie a un sens ». Quel que soit son mode d’expression, une forme de créativité va s’exprimer pour occuper la place laissée libre par l’enfant qui n’est pas venu. À chacun la sienne : un couple, un travail, une œuvre, une passion, une vocation, une qualité d’investissement relationnel plus intense…  Une vie peut-être plus ardente parce ce qu’inventée hors de l’investissement parental. Une vie qui se suffit à elle-même.

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