VIVRE SANS FAIRE L’AMOUR

Ils se revendiquent cupiosexuels, akoisexuels, apothicosexuels[1] …. Tous ont en commun de ne pas ou très peu faire l’amour et se regroupent sous le vocable : asexuels. Ils dérangent, font rire, apitoient. Dans tous les cas, on ne les croit pas. Ou on les juge bizarres. Voire malades. Vivre sans faire l’amour, c’est louche, pour ne pas dire inquiétant. Il est étonnant de constater comment régulièrement la question de l’asexualité peut émerger, notamment au niveau médiatique, pour retomber derechef dans l’oubli. En 2006 paraissait ainsi « La révolution asexuelle » de Philippe de Tonnac[2]. Cinq ans plus tard, la journaliste Sophie Fontanel publiait « L’envie »[3], un récit romancé de ces années où elle a vécu « dans la pire insubordination de notre époque, l’absence de vie sexuelle ». Dix ans plus tard, dans une préface à l’occasion de sa sortie en Livre de Poche, elle raconte le nombre incroyable de témoignages, de lettres, de confidences qu’a suscités son histoire. L’an dernier, France Culture a offert un passionnant podcast, en quatre épisodes d’une heure, « Vivre sans sexualité », s’ouvrant sur la voix de Lio, comédienne et chanteuse expliquant tranquillement qu’elle a cessé toute vie sexuelle à 50 ans pour se réapproprier son corps et son désir.  

Ici ou là, donc, des hommes et des femmes essaient de dire qu’ils ne font pas ou plus l’amour et que ce n’est pas un problème. Pour autant, personne ne les entend. Comme s’il nous était impossible d’imaginer qu’un individu, homme ou femme, puisse en toute tranquillité ne pas souscrire à la course au désir et à la jouissance, que nous imposent tant d’images et tant d’injonctions. Pourtant, l’asexualité n’est pas un effet de mode. Il est raisonnable d’imaginer que cette façon de vivre son rapport à la sexualité existe depuis toujours. Mais, comme l’homosexualité, elle était niée, inaudible voire pathologisée. Dès la Grèce antique, dans son traité des humeurs, Hippocrate considérait que l’utérus d’une femme qui n’a pas de relations sexuelles s’asséchait et, n’étant plus retenu par les fluides vitaux, bougeait dans son ventre, occasionnant des douleurs à la rendre folle. On retrouve d’ailleurs ici l’étymologie du mot hystérique et les croyances qui l’entourent.

Parler d’hystériques nous renvoie inévitablement à celles que « soignait » Jean-Martin Charcot à la Salpêtrière, à la fin du XIXème siècle, soins auxquels assista un certain Sigmund Freud. La psychanalyse naissante, en faisant de la libido sexuelle la source de l’équilibre psychique de l’individu, a conduit à la regarder comme un outil de développement et d’affirmation de soi. Le psychanalyste Alain Héril, l’admet, au regard de son expérience de thérapeute de couple : « L’asexualité m’apparaissait comme une pathologie, une erreur de parcours, un dysfonctionnement qu’il fallait guérir. Et lorsque les couples en thérapie témoignaient d’une tendresse toujours présente, d’un lien fort et sensuel, je voyais cela comme le signe d’un socle à partir duquel la sexualité pouvait revenir (…)  comme une promesse vers un retour à la normale, c’est-à-dire le retour au désir sexuel ».

Dans les années 1940, le psychologue américain, Abraham Maslow dessine une pyramide des besoins, organisant ainsi une hiérarchie de nos motivations existentielles. Il explique que nous devons satisfaire les besoins des échelons inférieurs pour accéder aux supérieurs : appartenance, estime et accomplissement notamment. À la base de la pyramide, Maslow inscrit la nourriture, la respiration, l’eau, le sommeil et la sexualité. Pour caricaturer, sans sexe, nous ne pouvons accéder aux étapes supérieures du développement humain. Ce qui, au passage, relègue de grands abstinents — Spinoza, Newton, Gandhi, Freud, et tous les mystiques religieux par exemple — au rang de sous-évolués ! Les sexologues comme les andrologues l’affirment pourtant : s’il n’y a pas de frustration, il n’existe pas de risque physiologique à ne pas faire l’amour. Chez les hommes notamment, on note certes une baisse de la testostérone et l’arrêt de la production de spermatozoïdes mais tout reprend sa place dès qu’intervient une reprise de la sexualité. Pourtant, aujourd’hui encore, les mouvements INCEL (INvoluntary CELibacy) aux Etats-Unis se réclament de Maslow pour affirmer que les hommes ont des besoins sexuels et que les femmes, envers lesquelles ils entretiennent une haine profonde, sont la cause de leurs frustrations. Au point de perpétrer des tueries de masse féminicides comme celle d’Isla Vista en 2014.

Qui sont alors ces millions de personnes qui n’ont pas de besoins sexuels, qui n’ont pas de désir, qui n’en souffrent pas mais qui n’en parlent pas ? Soixante millions dans le monde, selon une étude qui date de 2004[4]. Et encore ce chiffre ne parle-t-il que de ceux qui se revendiquent asexuels. Il ne prend pas en compte ceux qui, de fait, vivent sans faire l’amour, hommes, femmes, hétéros, homos, célibataires ou en couple… Ceux que David Jay, fondateur de l’AVEN (Asexueal visibility and education network), une des plate-formes les plus présentes sur le web[5] depuis 2008, présente comme « ceux qui cherchent comment faire émotionnellement ce que les gens font avec le sexe… mais sans le sexe ». Cette définition nous ramène à une distinction qu’opérait Freud dans la sexualité humaine : le courant sensuel, celui de la pulsion, du désir ; et le courant tendre, celui des sentiments et de l’attachement. L’idéal selon lui, et toutes les normes sociétales nourries de fantasmes romantiques, est de conjuguer les deux. Les asexuels, eux, remettent en cause le lien sensuel pour privilégier la qualité de la relation.

Certes, celle-ci n’est pas absente des relations sexuelles, mais dans le cas des asexuels elle devient centrale. « Elle détermine, explique Alain Héril, un lien où la sexualité est transfigurée dans le tendre, le reconnu, le simple et le tranquille. Nous ne pouvons que remarquer, là encore, combien les injonctions sociétales et la soi- disante normativité sexuelle jouent un rôle dans le regard pathologisant porté sur l’organisation sexuelle de nos contemporains. C’est une question de curseur. Si celui-ci est mis sur la qualité de la relation, la sexualité jouera un rôle différent d’un couple à l’autre, d’une rencontre à l’autre. Les asexuels ne souffrent que du supposé regard des autres et non de ce qui se détermine sexuellement ou non dans leur relation »[6].

Au-delà de la rencontre et du couple, l’asexualité vient interroger pour ceux qui la regardent avec suspicion ou incrédulité d’autres aspects de nos norme sociales. La  virilité : est-il viril – et comment ? – un homme qui ne fait pas l’amour ?;  les relation hommes-femmes et les rapports souvent inconscients de domination qui se jouent dans la sexualité ; la définition de la sexualité elle-même : les personnes qui ne font plus l’amour n’ont-elles vraiment plus de sexualité ? Ou fuient-elles une sexualité hétéro-centrée et pénétrative ? L’asexualité est-elle une rébellion contre une société qui prône l’hédonisme imposé, la consommation et la jouissance de tout, tout le temps ?

C’est, prisonniers de ces questions qui demandent des réponses intimes et dérangeantes, que nous nous contentons d’observer avec curiosité, incompréhension et jugements lapidaires, tous ceux qui se disent heureux dans une vie sans sexualité. Ces questions que Michel Foucaud, philosophe de la sexualité soulevait déjà, il y a cinquante ans. : « Le problème est en fait celui-ci : comment se fait-il que, dans une société comme la nôtre, la sexualité ait été considérée comme le lieu privilégié où se lit, où se dit notre vérité profonde ? J’ai l’impression d’entendre actuellement un grondement « anti-sexo » comme si un effort se faisait en profondeur pour secouer cette grande « sexographie » qui nous fait déchiffrer le sexe comme l’universel secret. Un mouvement se dessine aujourd’hui : il s’agit, je ne dis pas de redécouvrir, mais bel et bien de fabriquer d’autres formes de plaisirs, de relations, de coexistences, de liens, d’amours, d’intensités ».

[1] Les cupiosexuels sont asexuels mais n’ont rien contre l’idée que les choses puissent changer. Les akoisexuels peuvent éprouver du désir mais celui s’éteint dès que leur partenaire manifeste le sien. Les apothoticosexuels éprouvent un dégoût pour la sexualité. … Toutes ces définitions et bien d’autres sur le site de l’AVEN France : https://fr.asexuality.org

[2] La révolution sexuelle, Philippe de Tonnac, Albin Michel, 2006

[3] L’envie, Sophie Fontanel, Le Livre de poche, 2022

[4] Asexuality: Prevalence and Associated Factors in a National Probability Sample, Antony F Bogaert, The journal of sexual research, septembre 2004

[5] https://fr.asexuality.org

[6] Désirer autrement, éditions Leduc.S

La publication a un commentaire

  1. Hugo

    Franchement c’est top !

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