« Tu n’as qu’à suivre ton instinct ». Qui n’a pas entendu ce genre de réponse après la sollicitation d’un avis amical ? « J’ai bien fait d’écouter mon instinct », vous dira cet autre, niant allègrement l’évolution de deux millions et demi d’années. Nous faisons fausse route lorsque nous évoquons notre instinct. Cette notion recouvre une seule réalité : celle d’un savoir-faire très précis, inné, spécifique à notre espèce et automatique. Quelque chose, un élan, qui ne passe ni par la réflexion, ni l’apprentissage. Par exemple, l’instinct de succion chez le nouveau-né. Personne ne lui a appris et il n’a certes pas pris le temps de se demander ce qu’il devait faire de ce sein qu’on porte à sa bouche. Mais il reste très peu d’instinctif chez l’humain. Même la marche n’est pas innée mais le fruit d’un apprentissage et d’une modélisation.
L’instinct implique notre cerveau limbique, le plus archaïque. Il ne poursuit qu’un objectif : la conservation de l’espèce. Du genre fuir le plus loin (et le plus vite) possible d’un prédateur ou se reproduire. Des millions d’années et de développement neuronal nous ont éloignés de l’instinct pour laisser place à l’intelligence. Qui s’en plaindrait. Celle-ci n’a pas remplacé l’instinct, elle l’a enrichi. Tout en haut de l’échelle zoologique où nous régnons, l’intelligence engendrée par le développement de notre cerveau a permis la pensée et la création. Un castor, quand il construit un barrage, suit un instinct ancestral et inné. Quand il fait pareil, l’homme réfléchit d’abord. Karl Marx, dans Le Capital, comparait déjà les ordres animaliers et humains : « Une abeille par la construction de ses cellules de cire confond plus d’un architecte. Mais ce qui distingue d’abord le plus mauvais architecte et l’abeille la plus habile, c’est que le premier a construit la cellule dans sa tête avant de la réaliser dans la cire ». Quarante ans plus tard, dans son essai L’évolution créative (1907), Henri Bergson, le philosophe de l’instinct, revenait sur cette distinction : « La force immanente à la vie a dû hésiter entre deux modes d’activité psychique, l’un assuré du succès immédiat mais limité dans ses effets, l’autre aléatoire mais dont les conquêtes, pouvaient s’étendre indéfiniment. Instinct et intelligence représentent donc deux solutions divergentes d’un seul et même problème : celui de l’adaptation ».
Bien sûr, les animaux se sont, dans une certaine mesure, également adaptés mais nul doute que le tigre préhistorique chassait ses proies comme notre chat domestique chasse les souris. : l’instinct reste le même. L’Homme, lui, adapte constamment ses modes de fonctionnement à la culture, à l’environnement, au temps et à l’espace qu’il habite. Prenons l’instinct de reproduction. En période de rut, un animal ne va pas se demander si la femelle qu’il a devant lui a de belles jambes ou si tel mâle à de belles moustaches. L’instinct de reproduction de l’Homme, lui, va être soumis à ces critères, parfois inconscients, que lui imposent les sociétés dans lesquelles il vit.
Puisque l’instinct est un comportement, ce n’est pas lui qui nous a dit de conserver ce job alors qu’on nous en proposait un autre, qui nous a dicté de prendre à gauche et non à droite ou de nous rendre ou pas à ce rendez-vous. Alors qu’est-ce ? C’est là qu’il est intéressant de revenir Henri Bergson. En plein cœur d’une fin de 19ème siècle matérialiste et mécaniciste, il est celui qui a remis l’intuition au cœur de la pensée. La philosophie bergsonienne tout entière se fonde sur la notion de conscience et de retour à soi, d’intériorité. L’intuition est la pierre angulaire de ses réflexions. Rien à voir avec l’instinct mais plutôt avec une forme de supra-intelligence que le penseur va jusqu’à ériger, selon ses propres termes, « en méthode philosophique ». « L’instinct est comme une intuition qui aurait tourné court et l’intuition comme un instinct qui se serait intensifié et dilaté jusqu’à devenir conscient et susceptible de s’appliquer à toutes choses. Sous sa forme achevée, l’intuition est un pouvoir propre à l’homme qui le rend capable d’une expérience pure », écrit-il dans La Pensée et le Mouvant.
À la même époque, à Vienne, Sigmund Freud résumait nos instincts à deux pulsions : celle de la vie luttant en permanence contre celle de la mort. Tout le reste résulte d’une plongée à l’intérieur de nous-même, un tri entre les automatismes de connaissance et les habitudes acquises, un centrage sur nous-mêmes. Se méfiant de l’intuition, il laissera le champ libre à Carl-Gustav Jung qui en usera pour mieux nous inciter à nous ouvrir au monde. Car l’intuition, ce « truc » qui nous inspire, ce « sixième sens » revendiqué n’est pas de l’instinct. C’est au contraire un formidable outil de notre cerveau qui, à notre insu, va chercher puis ordonne des informations que nous ne percevons pas pour nous aider à faire un choix.
L’intuition n’est pas une projection guidée par la peur comme celle qui nous pousse à ne pas prendre cet avion parce que nous sommes sûrs qu’il va s’écraser. Là, pour le coup, c’est plutôt l’instinct de survie qui s’active à l’idée de monter dans ce mastodonte d’acier dont on nous dit qu’il vole. L’intuition n’a rien à voir avec un désir, même si ce dernier peut agir dans l’inconscient. L’intuition n’est pas un élan magique venu d’on ne sait où, tel le lapin d’Alice aux pays des merveilles courant devant nous pour nous montrer la juste voie. Qui n’a pas eu ce coup de cœur pour une maison, une ville, une rue en se disant : « c’est là que je dois vivre » ? Un choix qui semble venu de nulle part mais qui, si on a les moyens de l’interroger consciemment, finit toujours par nous ramener à une image, une émotion, une lecture, un rêve d’enfant. L’intuition se nourrit de quelque chose qui effleure nos sens sans même qu’on le remarque, comme une odeur, de nos expériences passées enfouies, de nos souvenirs inconscients. D’une myriades de petits signaux invisibles qui nous donnent de l’élan ou, au contraire, activent un signal d’alarme intérieur.
Pourquoi certains en ont-ils plus que d’autres ? Malheureusement, on trouve chez les intuitifs beaucoup d’enfants qui ont grandi dans des ambiances instables où ils devaient être aux aguets des moindres changements émotionnels de leur(s) parent(s) pour s’en protéger. Mais on en trouve également beaucoup qui ont bénéficié d’une éducation ouverte et créative qui leur a permis d’être à l’écoute d’eux-mêmes et de leurs ressentis et de se faire confiance. Le psychologue et économiste Daniel Kahneman, lauréat du prix Nobel d’économie en 2002, s’est efforcé d’expliquer l’origine de l’intuition. Selon lui, elle est le résultat d’un calcul ultrarapide dont nous n’avons pas conscience, effectué à partir d’informations fournies par notre expérience de la vie ou des connaissances acquises. C’est en cela que les chercheurs en psychologie qui travaillent sur l’intuition sont unanimes : plus elle intervient dans nos domaines d’expertise, plus l’intuition est utile. Le sportif qui va « sentir » l’endroit du terrain où il doit être pour jouer le ballon ; le trader qui va « deviner » quel marché va brutalement baisser ; le pompier qui va « pressentir » ce que va faire le feu qu’il combat ; l’infirmière qui va « souçonner » l’aggravation d’un malade … Grâce à leur expertise, ils perçoivent tous des signaux, inexistants pour le commun des mortels, qui vont les conduire à prendre la bonne décision. Un mélange inexpliqué de savoirs et de sensations. « Un bond se produit dans la conscience, une solution s’offre à vous et vous ne savez pas pourquoi », disait Albert Einstein qui affirmait toujours suivre son intuition – dans une science où il n’était pas le moindre des experts ! Alors oui, faute d’écouter notre instinct, suivons notre intuition. À la condition, pourtant contre-intuitive, de le faire dans des domaines que nous maîtrisons.