LA CHANCE EXISTE-T-ELLE ?

Même quand on n’y croit, pas on y croit un peu… Lorsqu’on on s’entend dire parfois : « J’ai trop de chance » ; « c’est pas de chance » ; « avec un peu de chance… », on ressemble à ceux qui lisent leur horoscope tout assurant qu’ils n’adhèrent pas à l’astrologie.  De quoi parle donc cette illusion que quelque chose d’étranger et de supérieur gouverne nos vies ? De trois éléments : notre besoin de contrôle ou de compréhension de ce qui nous advient ; notre rapport aux autres, selon que nous avons plus ou moins de chance qu’eux ; de notre confiance en nous et notre aptitude à affronter l’inattendu.  Notre recours à la l’idée de chance nous permet d’expliquer le hasard, d’interpréter l’inopiné voire l’inespéré. Quelle soit bonne ou mauvaise, la chance est un alibi magnifique.

Revenons à l’étymologie. En vieux français, la chance (même racine que choir, venu de cadere, tomber en latin) signifiait la façon dont retombaient les dés. Par extension, elle est devenue signe d’un aléa (jeu de dés en latin) ou d’un hasard (az-zahar signifie dé en arabe) heureux. Chance, fortune et hasard sont donc étroitement liés dans nos croyances. Ils nous permettent d’expliquer un monde où tout, le pire comme le meilleur, peut survenir. Ils donnent du sens à ce qui nous arrive et renvoient l’idée que tout ne soit pas explicable, maîtrisable, acceptable. Ils évoquent, dans le même temps, notre toute-puissance et notre soumission à un ordre extérieur à nous.

Qu’on s’estime chanceux ou malchanceux, nous dévoilons l’histoire que nous nous racontons sur nous-mêmes. C’est une des spécificités de notre espèce, l’homo-sapiens, de nous inventer des mythes dans lesquels nous donnons du sens à ce qui nous arrive. Vous imaginez une gazelle disant sa copine gazelle : « j’ai eu de la chance aujourd’hui, je n’ai pas croisé de lion ». La psychologie nous explique que c’est dans notre enfance, que se sont créées les représentations internes de notre vie, les premières croyances, les premières histoires qui nous ont été dites, les premiers scénarios que nous avons introjectés. Tout cela a peu à voir avec la réalité mais qu’est-ce que la réalité ? Certains s’estimeront chanceux alors que leur vie est parsemée d’épreuves. D’autres se lamenteront sur leur manque de chance alors que leurs expériences auront été plus clémentes. Tout dépend de l’histoire que nous nous racontons sur la façon dont nous subissons ce qui advient et notre résilience devant les difficultés.

Cette croyance en chance appartient à ceux qui ont foi dans les miracles, ceux qui saupoudrent leur vie de petits éclats de lumière, les optimistes du verre à moitié plein. « Il existe partout et toujours, de façon inconsciente, une disposition à vivre un prodige », aurait dit Carl-Gustav Jung en opposition à Sigmund Freud qui ne voyait dans le recours à l’idée de chance qu’une illusion de contrôle. C’est narcissiquement sympa de dire qu’on a de la chance. Comme si notre bonheur en amour, notre travail si épanouissant ou ce voyage de rêve signifiaient que, quelque part, nous sommes les élus de quelque chose de plus grand que nous. Et puis ça fait modeste. « Moi, qu’est-ce que tu veux, je suis né·e sous une bonne étoile », histoire de ne pas accabler ceux qui seraient nés sous des astres plus sombres. Encore une histoire qu’on se raconte. Car la vérité est que la chance est avant tout une attitude, une disposition de l’esprit.

Une disposition analytique :  le chanceux regardera le monde sous l’angle de ce qu’il recèle de possibilités ; une disposition émotionnelle : le chanceux se nourrit de la satisfaction qu’il obtient dans ce qu’il reçoit ou entreprend ; une disposition comportementale : le chanceux met en place, dans ses interactions avec les choses ou les êtres, une créativité qui influera sur les événements. Toutes choses merveilleusement dites par Joseph Kessel pour lequel la chance n’est pas « une sorte de protection extérieure, gratuite, sucrée et molle. Une vache à fortune pour favoris. C’est idiot et dégoûtant. La chance, la vraie, la secourable, forte et mystérieuse chance, elle est dans la chair digne de la porter, dans le cœur fait pour la nourrir. Elle est une sécrétion, un rayonnement » (1).

Richard Wiseman, professeur à l’Université d’Hertfordshire au Royaume-Uni est un psychologue réputé mais il a commencé sa carrière comme magicien professionnel et s’est spécialisé dans la démystification, les fausses croyances et les superstitions (2). Parmi de nombreuses études, il en a réalisé une dans laquelle il posait la question suivante : comment se fait-il que certaines personnes soient toujours au bon endroit recevoir des choses positives ? Il est arrivé à la conclusion suivante :  une bonne partie de la chance ou de l’absence de cette dernière est liée à l’attitude. Selon ses propres termes, « la majorité des malchanceux ne sont tout simplement pas ouverts à ce qui les entoure ». La chance serait une question de perspective. Elle semble s’éloigner lorsque notre besoin de contrôle cherche à combattre la peur qui nous saisit dans un moment d’incertitude. Ce même besoin de maîtrise qui nous empêche de voir ce qui est caché derrière l’inattendu ou les réalités camouflées dans les imperfections de notre existence (voir également encadré).

Les chanceux ont-ils « eu de la chance » ou ont-ils « tenté leur chance », « saisi leur chance » ou « provoqué leur chance » ? Ont-elles su ce que les Grecs anciens appelaient le kairos : l’occasion favorable, le moment opportun. Kairos était un dieu chauve, doté toutefois d’une fine queue-de-cheval. Difficile à attraper. Mais impossible à saisir si on part du principe qu’on n’y arrivera pas. Comme le dit le philosophe Tristan Garcia (3) : « Qu’une chose m’apparaisse comme bonne ou mauvaise, que je souhaite la défendre ou la combattre, je dois toujours la considérer comme digne d’être possible et pensée jusqu’au bout. La chance exprime une forme supérieure d’aménité à l’égard de tout ce qui vient au monde. »

Nous n’avons pas tous cette forme de bienveillance envers ce qui nous arrive. La psychologie cognitive explique ces différences subjectives au moyen de la « théorie de l’attribution » développée par Bernard Weiner (5), psychologue américain spécialiste de la motivation. Sommes-nous de ceux qui attribuons nos réussites à nos mérites — j’ai obtenu cette promotion parce que j’ai beaucoup travaillé ?  Ou à des causes externes — j’ai réussi mon examen parce qu’on m’a aidé à réviser ou parce que j’ai eu de la chance dans le tirage du sujet ? Sommes-nous, dans le premier cas, dans la toute-puissance ? Ou, dans le second, dans la déresponsabilisation ? Vraisemblablement naviguons-nous entre les deux en fonction de notre degré de sécurité intérieure du moment. Il faut être solide pour sortir du « je n’ai jamais eu de chance en amour » pour s’interroger sur la responsabilité que nous portons dans une forme de répétition systématique. Il en faut également pour sortir de la culpabilité que peut induire ce recours à l’explication de la chance. Dans le cabinet du psy, on entend certes ceux qui disent « Je n’ai jamais de chance » mais on entend également ceux qui disent : « je ne devrais pas me plaindre, j’ai beaucoup de chance ». Il y a, sous cette phrase-là quelque chose de l’ordre d’une culpabilité à recevoir un bonheur qu’on n’aurait pas mérité. Et qui, surprise ! renvoie à notre enfance et aux scénarios d’explication du monde que nous nous sommes forgées. Et si nous décidions, une fois pour toutes, d’en sortir et de nous donner la chance de saisir notre chance ?

La publication a un commentaire

  1. marge

    You have a talent for making complex ideas accessible. Well done! ❤️

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