À nos tout débuts, c’était facile. Nous avions faim, nous étions nourris ; nous avions froid, nous étions couverts ; nous avions sommeil, nous étions couchés ; et surtout, quoi que nous éprouvions, quelqu’un était là pour nous rassurer, nous consoler, nous cajoler. Nous avons tous été bébé et nous avons tous vécu avec cette illusion que le reste du monde était à notre disposition. Par la suite, nous avons tous appris, parfois durement, que cela ne durait pas. Il nous a fallu admettre que l’autre existait, qu’il n’était pas à notre entière disposition ; que nos désirs étaient limités et la réalisation de nos besoins parfois différée ; que les choses prévues ne se dérouleraient pas toujours tel que nous les avions envisagées. Bref, nous avons appris la frustration. Plus ou moins bien, plus ou moins facilement.
Pour la psychanalyse, la frustration naît de la confrontation entre le principe de plaisir lié à la satisfaction de nos besoins et le principe de réalité qui n’y obéit pas de la façon que nous aurions voulue. Comme le dit joliment le psychanalyste Claude Leguen : « la frustration est une preuve et une épreuve : la preuve de la réalité en tant que source d’insatisfaction et l’épreuve de devoir s’en accommoder ». S’accommoder de quoi ? De nos propres limites, de la différence de l’autre, des insatisfactions inhérentes à la vie. Un mail qui n’arrive pas, un collègue qui tarde à nous répondre, un logiciel qui plante en plein téléchargement, une vis qui ne rentre pas dans le bon trou du meuble que vous êtes en train de monter, un méchant virus qui vous prive d’une soirée attendue… toutes ces choses qui nous résistent et qui nous narguent, nous apportant la preuve que nous ne contrôlons pas autant que nous l’aimerions nos capacités, ceux qui nous entourent et le monde en général. Ce sentiment peut entraîner déception, insatisfaction, tristesse voire colère. Pourtant, sans frustration, nous serions en permanence dans la pure pulsion : j’y ai droit parce que je le veux. Inutile de dire qu’à ce rythme, les homos-sapiens ne seraient sortis de leurs cavernes que pour s’entre-massacrer. La civilisation consiste justement à apprendre à gérer sa pulsion, et à la socialiser, selon les normes de la société dans laquelle on grandit.
Faire disparaître la frustration de nos vies représente donc une illusion absolue. Mais il est plus agréable de la vivre en la traversant comme un inconfort plutôt qu’un drame. Comment ? En diminuant nos niveaux d’attente et en admettant nos limites, notamment celle de ne pas pouvoir tout contrôler. C’est ce que nous pouvons faire pour nous et, surtout, c’est ce que nous pouvons enseigner aux enfants. Ceux-ci, on l’a vu, sont persuadés que le monde doit s’adapter à leurs besoins comme il le faisait lorsqu’ils étaient bébés et que tout était organisé autour d’eux et pour eux. En grandissant, s’ils n’apprennent pas à se confronter à la réalité, la moindre opposition à leur désir représente une blessure de déception permanente été une source de colère. Mais pour pouvoir l’offrir à un enfant, il convient d’avoir soi-même conscience de sa propre résistance à la frustration. Or, nous vivons dans une société de consommation qui ne s’y prête guère. Une envie de nan au fromage à minuit ? Hop, tel service de livraison de restauration rapide est à notre disposition dans l’instant. Le désir de lire tel roman, d’acheter tel objet, de voir tel film ? Le monde entier n’attend qu’un clic d’ordinateur pour exaucer notre vœu. Attendre la semaine prochaine pour pouvoir regarder deux épisodes de ma série préférée alors que je peux tout binge-watcher en une nuit ? Vous plaisantez…
La bonne nouvelle c’est qu’il ne tient qu’à nous de nous dégager du cercle de la frustration. Parce qu’il ne parle que de notre propre rapport au monde et de notre illusion de pouvoir le contrôler. Comme toutes les émotions, la frustration peut être canalisée, de sorte qu’elle ne nous conduise pas à y réagir de manière trop intense et à nous confronter, sans tempête émotionnelle, aux limitations auxquelles nous sommes soumis chaque jour. Subir une situation frustrante n’équivaut ni à un échec, ni à une remise en cause de nos talents. Cette tolérance fait partie d’un apprentissage permanent qui se met en place dès l’enfance. Oui, la pluie est en train de ruiner ce magnifique projet de pique-nique. On peut choisir de se lamenter toute la journée ou de ruminer sa colère contre la météo. Ou on peut choisir d’improviser. Cet exemple est certes trivial. Il n’en reste pas moins que l’acceptation est également un formidable outil de résilience dans des conditions de vie douloureuses, des situations de frustration plus existentielles. Nous pouvons choisir de rester en colère contre la vie qui nous impose la maladie, le chômage, le handicap, le célibat, le deuil… Ou choisir de « faire avec » en laissant pas l’amertume s’installer.
Cette notion de choix, non pas des frustrations que la vie nous impose mais de la façon dont nous pouvons les vivre, appartient au champ de notre responsabilité. Il existe une grande différence entre la frustration et la privation. La première s’impose, elle est subie : c’est une émotion qui surgit avant même qu’on puisse en penser la cause. En revanche, la privation peut être pensée et acceptée, résultant d’un choix que je fais consciemment. Si nous nous privons de voyages à l’autre bout du monde parce que nos convictions écologiques nous interdisent de trop utiliser l’avion, nous ne sommes pas dans la frustration. Nous pouvons ressentir des regrets, de la nostalgie d’avant, voire de la tristesse. Mais si nous nous positionnons dans la responsabilité de notre choix, si cette privation tient du renoncement, nous ne sommes plus dans la frustration insupportable. Cette notion de responsabilité permet également de remettre de l’Autre. Si nous jugeons que l’obligation de porter un masque dans l’espace public est une attente à notre liberté individuelle, nous sommes dans la frustration. Si nous considérons qu’il en va aussi de notre responsabilité envers les autres, nous sommes dans le choix d’une privation, choisie et momentanée, d’un espace de ma liberté.
Changer de regard sur la frustration contribue également à une diminution de notre stress. Rien ne nous oblige à l’impulsivité, à l’immédiateté ou à nous ruer sur nos téléphones, dit intelligents, pour vérifier telle information, répondre à tel sms, gagner telle partie d’un jeu. Nous avons le choix de la lenteur, de la patience ou du refus. Et nous conservons la possibilité de déterminer nos priorités. Voulons-nous être soumis à l’intensité de notre émotion et rester figé sur ce que nous ne pouvons pas obtenir ? Ou préférons-nous regarder les choses différemment, quitte à accepter notre impuissance ?
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