Condamnés à chercher sans cesse le meilleur de nous-mêmes, nous voilà également enjoints de réussir notre vie. Mais une vie réussie peut-elle vraiment exister ?
Jouons l’esprit de contradiction. S’interroger sur une vie réussie revient à se demander ce que pourrait être une vie ratée… Être fauché, célibataire, handicapé, chômeur ? Avoir eu des rêves et ne pas avoir pu les réaliser ? Mais alors de quels rêves s’agit-il : influenceuse à Dubaï, prix Nobel de médecine ou meilleur garagiste du quartier ? « La réussite, disait Balzac à propos de son héro Rastignac, le mot du joueur, du grand capitaine, le mot fataliste qui perd plus d’hommes qu’il n’en sauve ». Dans ce jugement de l’auteur de la Comédie Humaine, il faut entendre que l’idée de la réussite nous perd quand elle nous éloigne de nous-mêmes.
Parce que réussir sa vie implique souvent qu’il suffit de vouloir pour pouvoir, cette ambition nous renvoie à une injonction moderne : il « faut » réussir sa vie. Sous peine de … ? Avant nous, les réponses à cette question étaient claires. Pendant des siècles, réussir sa vie signifiait se conformer aux normes imposées pour se fondre dans une cosmogonie plus grande que nous. Les philosophes de l’antiquité parlaient de « vie bonne » pour évoquer une existence réglée sur des principes transcendants, l’harmonie de la nature ou la splendeur d’un divin. Par la suite, une vie réussie était une vie « sauvée », c’est-à-dire une vie obéissant aux édits extérieurs d’un Dieu ou un d’un idéal, une vie loyale aux Dix Commandements, à la Patrie ou à la ligne du Parti. Mais voilà : « Dieu est mort » assurait Nietzsche et les idéaux ne se portent pas mieux. « La société post-moderne n’a plus d’idole ni de tabou, plus d’image glorieuse d’elle-même, plus de projet historique mobilisateur, c’est désormais le vide qui la régit. Elle donne le sentiment qu’il faut réussir sa vie, idée très récente dans l’histoire qui résulte du développement hyper-individualiste et capitaliste », écrit la philosophe et psychanalyste Elsa Godart. Nous sommes seuls désormais à être responsable de notre vie et donc de sa réussite potentielle.
Les 40 ans et plus ont une idée très précise de que signifie réussir sa vie. Ils ont été bercés par la chanson de Daniel Balavoine : « Être aimé, être beau, gagner de l’argent et surtout être intelligent », éléments auxquels le publicitaire Jacques Séguéla rajoutait un ingrédient : posséder une rolex. Comme c’est très tendance, j’ai demandé à ChatGPT, ce logiciel d’intelligence artificielle qui se nourrit des connaissances humaines, ce qu’il en pensait. Sa réponse : « Une vie réussie peut-être définie de bien des façons et, au bout du compte, dépend des valeurs, des projets et des priorités de chacun. C’est important de noter que la réussite est différente pour chacun et qu’il essentiel de définir sa propre vision ». Merci l’intelligence artificielle : les philosophes ont encore de beaux jours devant eux ! Parmi ceux-ci, Luc Ferry : « Laisser croire qu’on peut réussie sa vie comme on réussit un soufflé ou un bœuf en daube n’est-il pas l’effet d’une prétention exagérée quand on songe à tout ce qui dans notre existence ne dépend en rien de nous mais revient aux hasards de la naissance, de la pure contingence des événements, à la fortune ou aux infortunes les plus aveugles ? ». N’est-ce pas faire une place beaucoup trop belle à nos magnifiques ego, à une prétendue volonté libre, à une toute-puissance sur nous, les autres et le monde ? Comme si nous n’étions pas des êtres limités, déterminés et conditionnés par une multitude d’éléments extérieures à nous, une rencontre, un accident, un aléa…, dont nous n’avons parfois même pas conscience.
Avec le biais psychanalytique, comme on différencie l’Idéal du Moi et le le Moi idéal, on peut différencier l’idéal de Vie, tout-puissant, sans limite, et la Vie idéale, raisonnée, tempérée par le surmoi, construite sur l’identification, l’altérité et les valeurs. C’est du côté extravagant de l’Idéal de vie que l’on regarde lorsqu’on envisage une vie réussie. Un peu comme ce jeu auquel nous nous prêtons volontiers : Qu’est-ce que je ferais si je gagnais au loto ? Ces rêves éveillés sont utiles : ils parlent de nos valeurs. Si je gagnais 10 millions, j’épargnerais (dans quel but ?), je dépenserais (comment ?), je partagerai, (avec qui ?), je séduirais (qui ?)… Tous nos rêves éveillé parlent d’un nous imaginaire, cependant, comme disait Freud, le contraire du jeu n’est pas le sérieux mais la réalité. Pressés de répondre à la réussite de nos vies sur un mode fantasmatique, nous sommes dans le déni de la « vraie vie ». Évoquer l’hypothèse d’une vie réussie nous incite à rester dans le domaine de l’imaginaire et nous condamne aux regrets et aux déceptions quand la réalité n’y correspond pas.
Viktor Frankl, psychanalyste autrichien rescapé des camps de la mort nazis, nous propose de regarder la différence entre une vie réussie et une vie accomplie, souvent confondues. On peut réussir et être désespéré. On peut échouer mais être dans l’accomplissement d’un désir plus entier. Obtenir un poste prestigieux et ne pas y être heureux. Rater un examen et se retrouver à emprunter une voie plus en phase avec nos aspirations. Être malheureux dans un mariage que tout le monde regarde avec envie ou trouver un amour plus serein après une séparation déchirante. Pour Frankl, là réside l’un des buts des thérapies : aider les personnes à s’accomplir en dehors des voies de succès. La réussite est en lien direct avec le regard ou les projections des autres ; l’accomplissement n’est en lien qu’avec nous-mêmes. Décréter qu’une vie puisse être réussie ou ratée repose sur une double illusion : une norme universelle d’accès au bonheur, validée par les autres, ultimes juges de ce que nous vivons. Vous savez, ceux qui likent, ceux qui mettent des cœurs ou des pouces levés sur nos instants de vie, boostant notre narcissisme. À partir de combien de followeurs peut-on dire qu’on réussit sa vie ? Seul notre ego raisonne en termes de succès ou d’échec, notre être réel ne fait que tirer des leçons des expériences qu’il vit. Nous seuls sommes en droit de pouvoir apprécié ce que nous avons vécu, à l’aune de ce que nous voulions vivre.
Juger de la qualité de notre existence, impermanente et aléatoire, n’est concevable que lorsque notre chemin de vie est déjà avancé. Qu’on prenne soudainement conscience de ses impasses ou des erreurs d’aiguillage à rectifier ; ou qu’il s’achève. Seuls les mourants peuvent mesurer le chemin qu’ils ont vécu et la fidélité à leur idéal. Bonnie Ware, une infirmière en soins palliatifs américaine a demandé à ceux qu’elle a côtoyés quels étaient leurs cinq principaux regrets (1). Dans une grande unanimité, ils lui ont répondu : J’aurais préféré vivre ma vie, pas celle dictée par le regard des autres ; J’aurais dû travailler moins et être près des miens ; j’aurais dû assumer mes sentiments et vivre mes émotions ; j’aurais dû rester proche de mes amis ; j’aurais dû plus m’accorder le droit au bonheur au lieu de fuir en avant. C’est paradoxalement à l’heure de notre dernière heure que nous pourrons juger de la réussite de notre vie. Loin de l’égo et de l’idée d’une quête mirifique à accomplir, loin des injonctions à correspondre à des idéaux qui ne nous appartiennent pas, écoutons le conseil de ceux qui savent qu’ils vont mourir : ressentez et aimez, profondément et sans crainte.
(1)Les cinq regrets des gens en fin de vie, Bronnie Ware, ed. Guy Tredaniel, 2013